Dans son livre Voyage autour du monde, l’explorateur français Louis Antoine de Bougainville raconte son expédition pionnière sur l’île de Tahiti en 1768
L’explorateur décrit une vie enchantée de plaisirs et rythmée par le chant et la danse, mais avec de fortes distinctions entre les groupes sociaux créant des inégalités
Louis Antoine de Bougainville (1729-1811) est considéré comme le premier Français à avoir effectué le tour du monde entre 1766 et 1769. Son voyage se veut une exploration scientifique des contrées qui ne sont pas connues, ou peu connues, à son époque, et dont le résultat est ensuite publié en 1771, sous le titre de Voyage autour du monde.
Accoutumé aux expéditions et risques de la mer, Bougainville avait déjà participé à plusieurs guerres dont celle du Canada. Avec son équipage, qui compte une petite équipe scientifique, il voyage à bord de la frégate La Boudeuse et il est ensuite rejoint à Rio de Janeiro par L’Étoile, un navire de charge.
Le voyage de Bougainville le conduit dans des contrées qui correspondent aujourd’hui au Brésil – où son équipe découvre la fleur qui porte son nom, le bougainvillier – mais également à l’Uruguay, l’Argentine, aux îles Malouines, au détroit de Magellan, à Tahiti, aux Grandes Cyclades (îles de Pentecôte, Aoba et Aurora), à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, à l’archipel indonésien et à l’île Maurice. Pour finir, le voyageur aventurier contourne le cap de Bonne-Espérance et revient en France.
Les Français débarquent le 6 avril 1768 à Tahiti qu’ils appellent d’abord «la Nouvelle Cythère», faisant ainsi référence à une île déjà existante en Grèce. Avant cette expédition, seul le Britannique Wallis avait fait escale à Tahiti en 1767.
Le mouillage à Tahiti est délicat car le fond des baies est constitué de sable gris, de coquillages et de gravier. À mesure que les Français s’approchent de la terre, les populations de l’île envoient des pirogues pleines de femmes nues ou presque nues qui crient Tayo! (ami), les invitant à les suivre à terre. Une des jeunes filles parvient même à monter à bord du navire; elle laisse tomber négligemment un pagne qui la couvre et paraît aux yeux de tous «telle que Vénus se fit voir au berger phrygien».
Une fois Bougainville et quelques officiers débarqués sur l’île, les indigènes, sans armes ni même bâtons, s’empressent en liesse de les saluer. Ils les observent, les touchent et écartent leurs vêtements comme pour s’assurer que ces étrangers sont de vrais êtres humains.
Le chef local les invite dans sa maison, puis à manger dans son jardin. On leur apporte des fruits, du poisson grillé et de l’eau; ensuite, on leur distribue des étoffes. On passe au Comte de Bougainville et à son adjoint des colliers faits d’osier et recouverts de plumes noires et de dents de requin.
Avant de remonter à bord, les Français assistent à une petite fête musicale à laquelle ils répondent par une autre accompagnée d’un feu d’artifice composé de fusées et serpenteaux.
Le jour suivant, lorsque les Français veulent aménager leur campement, les insulaires viennent leur demander combien de temps ils veulent rester avant de leur accorder leur permission. Le séjour est prévu pour plus de deux semaines, mais il est finalement écourté et a lieu le 15 avril, à la suite d’incidents climatiques qui manquent de peu de noyer les navires. Entre-temps, on veille surtout à faire soigner les malades et à approvisionner les navires en eau et en bois.
Un mode de vie très différent
Les populations locales apportent aux Français plusieurs genres de fruits, de la viande, du poisson et des pièces de toile qu’ils fabriquent localement en échange de tout ce qui est inhabituel pour eux et qu’ils considèrent comme un trésor : clous, outils, fausses perles, boutons et autres bagatelles. De même, à la demande des Français, les autochtones offrent à ces derniers de nombreuses plantes antiscorbutiques et coquilles.
Les habitants de Tahiti ne ferment pas leurs maisons : tout y est à terre ou suspendu, sans serrure, ni gardien. Ils ont l’habitude d’offrir à leurs invités, publiquement et sans scrupule, de jeunes filles dans une ambiance de fête et de musique.
L’intérieur du pays enchante l’officier français (texte en ancien français) :
« Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden; nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers, et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. […] partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur. »
Tout le plat pays, des régions côtières aux montagnes, est rempli d’arbres fruitiers. Les maisons y sont dispersées sans aucune organisation; les sentiers publics sont soigneusement entretenus et rendent partout les communications faciles.
Les principales productions de l’île sont la noix de coco, la banane, le fruit à pain, l’igname, le curassol (il s’agit du Morinda citrifolia L. Rubiaceæ), le giraumon, la canne à sucre, la pomme de terre et bien d’autres racines, légumes et fruits. Bougainville et sa troupe offrent des dindes et canards, et aménagent un jardin où ils sèment plusieurs types de graines européennes: blé, orge, avoine, riz, maïs, oignons et autres graines potagères.
Les animaux de Tahiti sont les cochons et les poules auxquels on ne donne à manger que des bananes; il existe également des chiens d’une espèce petite mais jolie, et des rats en grande quantité. L’île abrite également de charmantes tourterelles vertes, de gros pigeons «d’un beau plumage bleu de roi» et de petites perruches avec des plumes colorées en bleu et rouge.
Les Tahitiens se servent de deux types de pirogues. Alors que la grande pirogue est construite avec du bois de cèdre, la petite est creusée dans le tronc d’un arbre à pain.
Le pays manque de mines, mais on y trouve de belles perles que femmes et jeunes filles portent à leurs oreilles. Quant aux écailles des huîtres perlières, elles servent à fabriquer les castagnettes dont on se sert pour la danse.
Le climat est sain et, pendant tout le séjour, les marins français ne rencontrent ni animaux venimeux, ni insectes. Les habitants sont propres. Bougainville fait remarquer :
«La santé et la force des insulaires qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens, et la beauté singulière de leurs dents qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves et de la salubrité de l’air et de la bonté du régime que suivent les habitants?»
Les Tahitiens sont souvent nus, ne portant qu’une ceinture qui couvre les parties naturelles; d’autres personnes s’enveloppent dans une grande pièce d’étoffe qu’elles laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est l’habit ordinaire des femmes qui sont très belles et qui portent un chapeau de cannes, garni de fleurs, pour se défendre du soleil.
Cela dit, tous parlent la même langue, mais sont composés de deux ethnies: la première, la plus importante, «produit des hommes de la plus grande taille», beaux et bien proportionnés, aux cheveux noirs. La seconde race «est d’une taille médiocre, a les cheveux crépus et durs comme du crin, sa couleur et ses traits diffèrent peu de ceux des mulâtres».
Tous les habitants se teignent les reins et les fesses de bleu foncé. Bougainville pense qu’il s’agit d’une injection à base d’herbe. Un autre usage courant est de se percer les oreilles, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, et d’y porter des perles ou des fleurs.
Une forte distinction
entre groupes sociaux
Les Tahitiens sont polygames et dans des circonstances exceptionnelles, ils présentent à leurs dieux des sacrifices humains. En outre, ils sont superstitieux et adorent une panoplie de dieux. Les morts ne sont pas enterrés, mais exposés sur un échafaudage couvert par un hangar. Les femmes viennent quotidiennement les pleurer, les oindre de l’huile de coco et les couvrir de fleurs. Les squelettes sont ensuite rangés dans les maisons. Le signe du deuil, porté seulement par les femmes, est une coiffure de plumes et un voile qui couvre le visage.
Cette vie enchantée de plaisirs et rythmée par le chant et la danse donne au caractère des insulaires un caractère d’une certaine légèreté, caractérisé par un manque d’attention, observe Bougainville. «La moindre réflexion leur est un travail insupportable et ils fuient encore plus les fatigues de l’esprit que celle du corps.»
Mais cette description pacifiste et radieuse que fait Bougainville sera ensuite dissipée quand il apprend qu’il y existe une forte distinction de groupes sociaux entre, d’un côté, les Grands et les Rois et, d’un autre côté, les esclaves, les valets et le reste du peuple qu’on appelle «Tataeinou», ou «hommes vils». Ces derniers sont privés de beaucoup de choses réservées aux Grands, telles que la viande et le poisson, la qualité du bois combustible et le droit de planter certaines espèces d’arbres.
Avant de quitter Tahiti, Bougainville enfouit près du hangar du campement «un acte de prise de possession inscrite sur une planche de chêne avec une bouteille bien fermée et luttée contenant les noms des officiers des deux navire», méthode qu’il pratique dans toutes les terres découvertes durant son voyage.
Bougainville énumère dans son récit plusieurs îles voisines ou adjacentes à Tahiti : Aimeo, Maoroua, Aca, Oumaïtia, Tapoua-massou, Papara, Aiatea, Otaa, Toumaraa, Oopoa, Pare, Enoua-motou et Toupai. Ces îles, dont la majorité ont aujourd’hui changé de nom, font partie aujourd’hui de la Polynésie française.
À la fin de son livre, Bougainville consacre quelques pages au vocabulaire de Tahiti, ainsi qu’un essai sur leur langue, écrit par un spécialiste français.
En partant de l’île, un insulaire nommé Aotourou (Ahutoru) accompagne les Français dans leur voyage de retour. Il est le premier Tahitien à se rendre en France! Malheureusement, après un an de séjour, il repart pour son pays, mais meurt de la petite vérole lors d’une escale dans l’île Maurice.
Le récit de Bougainville a vite marqué les esprits en France. Denis Diderot, qui écrit en 1772 un livre de morale intitulé Supplément au voyage de Bougainville déclare que le «voyage de Bougainville est le seul qui m’ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne.»
L'auteur est le directeur de la bibliothèque centrale de l'Université Saint-Esprit de Kaslik au Liban.