DUBAÏ: «J’ai fondu en larmes»; «Je tremblais»; «Ma chaise m’a fait voler très haut»; «Pas le droit de rêver»; «Sentiments d’amertume»; «Apocalypse»… Ce sont des témoignages brefs mais déchirants rédigés par des survivants de l’explosion catastrophique du 4 août 2020 au port de Beyrouth. Ils sont actuellement exposés publiquement dans les rues de la capitale libanaise dans le cadre de l’installation Beirut Narratives, basée sur des textes. L’installation a été conçue par les deux sœurs Céline et Tatiana Stephan, architectes et cofondatrices d’Architecture et Mécanismes.
De la crise financière à l’inflation, en passant par la pénurie de carburant, cette année a été une année surréaliste et morose pour la plupart des Libanais. Le jour où nous étions convenus de discuter du dernier projet des sœurs, le Premier ministre désigné, Saad Hariri, a démissionné après avoir échoué à former un nouveau gouvernement.
«Nous nous demandons tous: “Comment les gens peuvent-ils encore être adaptés à une telle situation, tant au niveau de la crise économique que de la situation sociopolitique?” Tout se produit en même temps», dit Céline à Arab News. «Je pense que les gens sont fatigués et exaspérés. Ce que nous essayons de faire avec cette installation urbaine, en tant qu’architectes, c’est de repenser la ville.»
Contrairement à d’autres jeunes professionnels qui espèrent quitter leur pays – ou qui l’ont déjà quitté – pour trouver de meilleures opportunités à l’étranger, Céline et Tatiana ont décidé de rester pour l’instant, pour le meilleur ou pour le pire, dans leur pays natal. «Beyrouth est comme un parent pour nous», affirme Tatiana. «Quand vos parents vieillissent, vous ne les abandonnez pas et vous partez. Vous les aidez, vous les soutenez et vous les poussez à s’améliorer.»
Toujours dans le thème de la famille, Céline a ajouté: «J’ai deux filles. J’aimerais qu’elles vivent au Liban, qu’elles soient témoins du changement et qu’elles en fassent partie. En dépit de sa misère, de son chaos et de son manque d’infrastructures, Beyrouth est une ville qui nous inspire à tous les niveaux.»
Au cours des derniers mois, le duo s’est tourné vers les bâtiments et les espaces des quartiers de Gemmayzé, Karantina et Mar Mikhael, qui ont été endommagés et qui demeurent vides à la suite de l’explosion. De manière commémorative, ces bâtiments silencieux et négligés se voient attribuer une voix propre.
«Nous voulions faire parler ces bâtiments, car c’est en quelque sorte une nouvelle façon de manifester», explique Céline. «C’est une manière silencieuse et anonyme de protester», ajoute Tatiana.
Les sœurs Stephan ont recueilli des témoignages d’un groupe diversifié de personnes, dont des amis et des membres de la famille, des pompiers et des professionnels de la santé, qui ont tous exprimé leur colère et leur tristesse refoulées en partageant les expériences qu’ils ont vécues ce jour-là. Des enfants ont également contribué au projet par des dessins.
Pour les Stephan, cette expérience était émotionnelle et thérapeutique. «Nous nous sommes assis avec ces gens, nous leur avons parlé, nous avons pleuré, nous avons entendu chaque histoire. J’en ai encore la chair de poule», raconte Céline.
Divisés en trois catégories – descriptions, émotions et réflexions – les témoignages ont été écrits à la bombe de peinture rouge, noire et blanche sur des morceaux de jute beiges qui ont ensuite été cousus pour se transformer en tapisseries audacieuses ou «fragments». Selon les Stephan, qui ont réalisé la peinture à la bombe et la couture, l’utilisation du jute était intentionnelle, car il est accessible et rappelle le matériau durable utilisé pour transférer le blé dans les silos du port de Beyrouth.
Les sœurs et leur collaboratrice, la consultante créative libano-danoise Mira Hawa, se sont rendues sur différents sites pour accrocher personnellement les fragments, ce qui est en soi une tâche risquée. «Nous avons dû nous rendre au bord d’un haut bâtiment, au 11e étage, et le vent était extrêmement fort. Nous avons dû improviser, nous ne savions pas comment l’installer parce qu’il était énorme et qu’il y avait beaucoup de vent», relate Tatiana, évoquant l’une de leurs expériences difficiles près du port.
Le fait de voir les femmes diriger le processus d’installation sur le site en a surpris certains. «Les hommes sortaient au balcon, vêtus de leurs gilets sans manches montrant leurs gros muscles, pour voir qui étaient ces trois filles», raconte Mme Hawa. «L’un des premiers commentaires que nous avons entendu était: “Qui va vous aider? Où sont les hommes?”»
Malgré les difficultés rencontrées pour accéder à certains bâtiments, elles ont persisté et ont installé les fragments sur 13 bâtiments. Pour certains, ceux-ci se sont révélés trop intenses, un peu comme si on remuait le couteau dans la plaie.
«Certaines personnes ont été très perturbées lorsqu’elles ont vu les fragments, indique Céline. Je me souviens d’une fois où nous n’étions même pas en train d’installer, mais nous essayions de parler à une ONG pour discuter de la possibilité d’installer. Le propriétaire d’un immeuble était là, il était vraiment déstabilisé et il a commencé à pleurer. Nous nous sommes senties vraiment mal et nous nous sommes posé beaucoup de questions: avons-nous fait le bon choix?»
Tatiana partage les sentiments de Céline, soulignant à quel point tout ce projet était délicat. «J’ai senti que pour certaines personnes qui ont participé à cette œuvre, c’était comme si on avait remué un couteau dans la plaie», dit-elle. Mais dans l’ensemble, le projet a été accueilli positivement par la population locale. Il a fait naître un sentiment d’appartenance à la communauté, et nombreux sont ceux qui ont aidé les femmes au cours du difficile processus d’installation.
«Nous avons été touchées par tous ceux qui voulaient aider, qui nous ont offert du café ou de l’eau. Ils n’ont presque rien à manger et à boire», a noté Céline.
Beirut Narratives satisfait toutes les exigences puisqu’elle représente une forme d’activisme culturel, soutient le peuple libanais et lui offre un sentiment de justice. Les sœurs Stephan et Mira Hawa espèrent qu’un jour ces fragments pourront également voyager à travers le monde et susciter l’empathie de la diaspora libanaise. Le projet aborde également la notion d’expression dans un environnement qui réprime souvent les pensées et les sentiments intérieurs liés aux traumatismes.
«Nous avons une habitude très pénible au Moyen-Orient: à chaque fois que quelque chose (de mauvais) se produit, nous faisons avec. Je pense qu’il est temps de nous arrêter et de faire du bruit», a déclaré Mme Hawa. «Quand on voit les fragments dans la rue, on peut constater à quel point ils sont audacieux, bruts et marquants. On ne peut pas les ignorer.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com