Des vidéos d’exécution renforcent les arguments en faveur de poursuites judiciaires pour crimes de guerre syriens

Affiches du président Bachar al-Assad en Syrie (fournie)
Affiches du président Bachar al-Assad en Syrie (fournie)
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Publié le Dimanche 20 novembre 2022

Des vidéos d’exécution renforcent les arguments en faveur de poursuites judiciaires pour crimes de guerre syriens

  • Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité a analysé des vidéos qui montrent des corps brûlés et jetés à l’intérieur de fosses communes dans la province méridionale de Deraa
  • Bien que toutes les victimes n’aient pas été identifiées, les enquêteurs espèrent lancer un signal d’alerte aux auteurs qu’ils poursuivront obstinément les responsables, qu’importe le temps que cela prendra

WASHINGTON: «Arrêtez-les, poursuivez-les et tuez-les.» Les ordres ont été énoncés sans ambiguïté dans le document officiel qui avait appartenu à une branche du renseignement militaire syrien à Deraa au début de 2012.

Ces ordres, ainsi qu’une série de vidéos montrant une tentative de dissimuler les exécutions, ont été envoyés à des chercheurs travaillant pour une organisation non gouvernementale basée dans la capitale américaine, Washington.

Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité a analysé les vidéos, datant de 2012 et 2013. Elles montrent des corps brûlés et jetés à l’intérieur de fosses communes dans la province méridionale de Deraa. Il a ensuite procédé à un recoupement avec des images satellite surveillant les camions qui transportaient les corps.

Quatre vidéos montrent des rangées de corps aspergés d’essence et jetés dans une fosse à l’extérieur d'un village poussiéreux, au moment où la Syrie était en proie à un soulèvement généralisé contre le régime du président Bachar al-Assad.

«Ce processus est répété pour chaque corps dans le même ordre, indiquant la nature systématique de la pratique et suggérant que ce n’est peut-être pas la première fois que ce groupe de fonctionnaires mène une telle opération», déclarent des responsables du centre.

Ils pensent que les quinze corps aperçus dans la séquence vidéo sont ceux de déserteurs civils et militaires tués par les forces du régime lors d’une perquisition à Deraa en décembre 2012.

Les vidéos incriminent la branche du renseignement militaire syrien d’Al-Masmiyah à Deraa et de hauts responsables de la 34e brigade blindée de la 9e division dans la destruction des preuves des massacres présumés de civils non armés.

Une fois les corps brûlés, une excavatrice appartenant à l’armée syrienne a été utilisée pour creuser une fosse commune non loin d’un poste de contrôle militaire. Les auteurs du crime étaient fermement convaincus que personne en dehors de leur cercle ne découvrirait jamais les atrocités qu’ils avaient commises.

Un officier du renseignement, connu sous le nom d’Abou Taher, a filmé les abus et l’incendie qui a suivi, visiblement sur ordre de hauts responsables qui voulaient probablement avoir la confirmation que leurs instructions avaient été suivies.

Un autre officier, Fadi al-Quzi, est aperçu en train de prendre des photos du visage des victimes avant que leurs corps ne soient brûlés, à l’aide de son propre appareil photo numérique.

Les chercheurs du Centre syrien pour la justice et la responsabilité affirment avoir reçu les vidéos lorsque les rebelles ont tendu une embuscade à un convoi transportant les partisans d’Al-Assad qui se trouvaient sur les lieux du crime.

EN BREF

* Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité enquête et recueille des preuves de crimes de guerre.

* Mohammed al-Abdallah, directeur fondateur du Centre syrien pour la justice et la responsabilité, a été emprisonné en Syrie et torturé par le régime.

* La guerre civile a coûté la vie à plus de 350 000 Syriens et forcé 7 millions de personnes à quitter leur foyer.

Mohammad al-Abdallah, le directeur fondateur du Centre syrien pour la justice et la responsabilité, déclare à Arab News que les vidéos sont des preuves visuelles solides que le service de renseignement syrien avait mis en place un processus systémique de documentation des atrocités de masse pour répondre aux ordres de la haute direction.

«Il semble que la documentation ait été systématiquement effectuée par des membres du renseignement. Le processus systématique de tournage, l’appareil photo numérique, le transfert des données vers un ordinateur portable central et le ressentiment des officiers de rang supérieur à l’égard de la documentation des atrocités par leurs subordonnés, sans pour autant pourvoir leur ordonner d’arrêter de filmer… tout cela indique clairement que la documentation des crimes était ordonnée par des officiers de rang supérieur.»

En partageant ces vidéos et en les analysant, il espère pouvoir apporter un peu de réconfort aux familles des victimes qui n’ont même pas pu pleurer les corps.

«Notre analyse est que les images visaient principalement à documenter l’identité des victimes, mais aussi à fournir des preuves que les unités avaient exécuté les ordres», soutient M. Al-Abdallah.

«Documenter l’identité des victimes est une pratique suivie par le service de renseignement syrien dans le cas des victimes de torture, par exemple. Nous l’avons vu sur les photos de César.»

L’incinération des corps des victimes du conflit est considérée comme une tentative de priver les familles syriennes du droit de connaître le sort de leurs proches. (AFP)
L’incinération des corps des victimes du conflit est considérée comme une tentative de priver les familles syriennes du droit de connaître le sort de leurs proches. (AFP)

Il faisait référence à un Syrien connu sous le nom de «César», qui a documenté la torture contre des civils par le régime d’Al-Assad dans ce qui est connu sous le nom de rapport sur les détenus syriens de 2014 ou rapport César.

Les vidéos semblent confirmer la pratique consistant à documenter les exécutions massives et les tentatives de faire disparaître les corps dans le cadre d’une politique bureaucratique macabre instituée par diverses agences de sécurité de l’État syrien.

La divulgation par le Centre syrien pour la justice et la responsabilité de ces dernières vidéos vient s’ajouter à d’horribles preuves précédemment publiées par un ancien photographe du renseignement militaire syrien, nommé César, qui a fui la Syrie avec une clé USB contenant 1 000 photographies de détenus exécutés. Un numéro est attribué à chaque victime avant de l’éliminer furtivement.

Des articles publiés dans le magazine New Lines et le journal britannique Guardian en avril incriminent les forces du régime dans les meurtres de dizaines de personnes en 2013.

Les preuves les plus importantes sont des images capturées par des téléphones portables. Elles montrent des exécutions sommaires de civils par des officiers militaires syriens à Tadamon, une banlieue sud de Damas qui s’était révoltée contre le régime.

M. Al-Abdallah note que les vidéos de Deraa prouvent qu’il existe une hiérarchie claire qui commande les atrocités à grande échelle et que les individus exécutant ces ordres se sont cruellement habitués à la tâche.

«Nous savions qu’ils avaient commis de nombreux crimes de ce genre, mais je n’avais jamais eu la confirmation que le fait de filmer était un processus bureaucratique et centralisé», note-t-il.

«Après avoir regardé plusieurs fois les vidéos, il semble évident que la pratique est tout simplement normale pour ce groupe d’officiers. Ils écoutaient la musique de la chanteuse libanaise Fairouz pendant qu’ils se préparaient pour les attaques du matin.»

M. Al-Abdallah espère que le fait de rendre publiques les atrocités aurait un double objectif: établir des preuves qui pourraient être utilisées pour entamer des poursuites pour crimes de guerre à l’avenir et rappeler au monde pourquoi le régime d’Al-Assad est coupable.

«Dénoncer de tels crimes s’oppose certes aux tentatives de normalisation et rappelle au monde la brutalité profonde dans laquelle les services de renseignement syriens ont sombré pour lutter contre leurs opposants», poursuit-il.

«Actuellement, nous avons préparé un dossier comprenant les visages des auteurs des crimes. Nous les partageons avec les autorités européennes au cas où l’un d’eux se trouve actuellement en Europe et nous pouvons les tenir responsables.»

 «Un aspect très important de la justice ici est d’apporter des réponses aux familles en ce qui concerne leurs proches disparus.»

Pour l’instant, rien ne peut être fait pour ramener les victimes qu’on voit dans la vidéo. Une personne dit à M. Al-Abdallah qu’elle pense avoir reconnu son fils disparu parmi les corps avant que ces derniers ne soient aspergés d’essence et brûlés.

Certains des officiers du renseignement militaire impliqués dans cet acte particulièrement horrible ont été tués dans une embuscade rebelle ultérieure. On pense que ceux qui ont ordonné les exécutions et l’incinération des corps font toujours partie de l’armée d’Al-Assad.

Depuis le début du soulèvement en 2011, qui a entraîné une répression brutale par le régime d’Al-Assad de manifestants pour la plupart pacifiques, les autorités syriennes ont été accusées de torture de détenus, de viols, d’agressions sexuelles et d’exécutions extrajudiciaires.

​   ​Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité enquête et recueille des preuves de crimes de guerre. (AFP)
Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité enquête et recueille des preuves de crimes de guerre. (AFP)

La préservation des preuves et la révélation publique de l’identité des responsables du régime impliqués dans les atrocités signifient que les militants des droits humains et les familles des victimes peuvent au moins conserver l’espoir que la justice pourra être rendue à l’avenir, aussi lointain soit-il.

M. Al-Abdallah et son équipe suivent les pistes supplémentaires qui ont résulté de la publication de la dernière tranche de preuves vidéo.

Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité enquête et recueille des preuves de crimes de guerre. (AFP)
Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité enquête et recueille des preuves de crimes de guerre. (AFP)

«L’identification des auteurs et la divulgation de leur identité sont très importantes. Juste après la publication, nous avons commencé à recevoir des appels et des e-mails de personnes qui avaient des informations sur le crime et qui voulaient nous aider. Nous pensons que cette pratique s’est produite à plusieurs reprises et dans d’autres provinces», ajoute-t-il.

M. Al-Abdallah et son équipe suivent les pistes supplémentaires qui ont résulté de la diffusion de la dernière série de preuves vidéo.

Les photos, les vidéos et les ordres écrits détaillant les exécutions, les enterrements de masse et l’incinération des corps rappellent une phase de la guerre civile qui s’effaçait lentement de la mémoire collective de la communauté internationale.

Mais faire la lumière sur leur existence et exposer ceux qui ont ordonné et perpétré les crimes de guerre apparents pourrait envoyer un message fort et sans équivoque à un monde qui semble comme engourdi et faisant fi du conflit en Syrie.

Bien que toutes les victimes n’aient pas été identifiées, les enquêteurs espèrent lancer un signal d’alerte aux auteurs qu’ils poursuivront obstinément les responsables, qu’importe le temps que cela prendra.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com


L’éducation en crise: les écoles de Gaza détruites par les attaques israéliennes

Des enfants marchent avec d’autres Palestiniens déplacés qui empruntent la route côtière de Rachid pour retourner dans la ville de Gaza, en passant par le camp de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza. (Photo, AFP)
Des enfants marchent avec d’autres Palestiniens déplacés qui empruntent la route côtière de Rachid pour retourner dans la ville de Gaza, en passant par le camp de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza. (Photo, AFP)
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  • Selon un rapport publié en mars, 87,7% des établissements scolaires de Gaza ont été endommagés ou détruits
  • Save the Children exige que le gouvernement israélien mette un terme aux attaques illégales contre les établissements d’enseignement et mette pleinement en œuvre la déclaration sur la sécurité dans les écoles

LONDRES: La guerre entre Israël et le Hamas menace gravement le potentiel à long terme des enfants de Gaza et les possibilités qui s’offrent à eux, déclare l’organisation caritative Save the Children.

Toutes les écoles de Gaza sont fermées depuis le début de l’offensive israélienne en octobre, ce qui a affecté 625 000 élèves. Par ailleurs, des frappes aériennes incessantes ont détruit toutes les universités de la bande de Gaza.

Ahmed, un père déplacé à Rafah, a fait part de son désespoir quant à l’avenir de ses trois enfants. «Je ne vois plus de vie pour eux», confie-t-il.

Pour Ahmed et d’innombrables autres parents, l’objectif premier est de garder leurs enfants en vie.

Cependant, selon Save the Children, nombreux sont ceux qui sont conscients que même si leurs enfants survivent aux menaces immédiates des bombardements et de la famine, leur éducation et leur développement seront gravement affectés.

Selon un rapport publié en mars, 87,7% des établissements scolaires de Gaza ont été endommagés ou détruits. Au total, 212 bâtiments scolaires ont été directement touchés, tandis que 282 autres ont subi des dommages plus ou moins importants.

Les difficultés d'accès, en particulier dans les gouvernorats du nord de Gaza, ont conduit le secteur de l’éducation à procéder à une évaluation des dommages par satellite afin de confirmer l’état des établissements d’enseignement.

Selon le droit humanitaire international, les écoles ne devraient généralement pas être prises pour cible et de telles attaques constituent de graves violations à l’encontre des enfants. D’après Save the Children, une absence prolongée de l’école entraîne non seulement une interruption de l’apprentissage, mais aussi une régression des progrès.

Les expériences passées montrent que plus les enfants s’absentent de l’école, moins ils ont de chances d’y retourner, ce qui compromet leurs perspectives de bien-être économique et de santé mentale et physique. Ils sont également plus exposés à la violence et aux abus.

«Les enfants ne peuvent pas échapper à la réalité de la guerre, n’ont pas de routine stable, n’ont pas la possibilité d’apprendre ou de jouer, et nombre d’entre eux n’ont pas de famille. Ce sont des facteurs de protection essentiels dont les enfants ont besoin pour atténuer le risque de dommages mentaux durables», indique un communiqué de Save the Children.

Les enfants de Gaza expriment régulièrement leur profond désir de retourner à l’école, qu’ils considèrent comme l’une de leurs priorités pour rétablir un sentiment de normalité et poursuivre leur développement éducatif et social.

«Il y a quelques jours, l’un de mes enfants m’a dit : “Je veux manger de la nourriture saine. Je veux vraiment aller à l’école et vivre ma vie d’avant, ma vie normale, et je veux jouer”», raconte Maher, un père de famille de Gaza.

Save the Children appelle à un cessez-le-feu immédiat et complet et à la fin du siège de Gaza.

L’organisation exhorte à la réouverture de tous les points de passage afin d’assurer la circulation des biens commerciaux et humanitaires. Elle exige de même que le gouvernement israélien mette un terme aux attaques illégales contre les établissements d’enseignement et mette pleinement en œuvre la déclaration sur la sécurité dans les écoles.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com


L'ONU va lancer un appel aux dons de 2,8 milliards de dollars pour Gaza et Cisjordanie

Les Palestiniens font la queue pour acheter du pain subventionné dans une boulangerie de la ville de Gaza, le 14 avril 2024, dans le cadre du conflit entre Israël et le groupe militant Hamas. (Photo par AFP)
Les Palestiniens font la queue pour acheter du pain subventionné dans une boulangerie de la ville de Gaza, le 14 avril 2024, dans le cadre du conflit entre Israël et le groupe militant Hamas. (Photo par AFP)
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  • Avec la communauté humanitaire, nous appelons à 2,8 milliards de dollars pour aider 3 millions de personnes identifiées en Cisjordanie et à Gaza», a déclaré Andrea De Domenico
  • Quelques jours après l'attaque du Hamas sans précédent contre Israël du 7 octobre et le début de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza en représailles, l'ONU avait lancé un premier appel aux dons d'urgence de 294 millions de dollars

NATIONS UNIES : L'ONU va lancer mercredi un appel aux dons de 2,8 milliards de dollars pour aider la population palestinienne à Gaza et en Cisjordanie en 2024, a indiqué mardi le patron du bureau humanitaire des Nations unies dans les territoires palestiniens.

«Nous publions demain l'appel aux dons jusqu'à la fin de l'année. Avec la communauté humanitaire, nous appelons à 2,8 milliards de dollars pour aider 3 millions de personnes identifiées en Cisjordanie et à Gaza», a déclaré Andrea De Domenico lors d'une conférence de presse par vidéo.

«Evidemment 90% est pour Gaza», a-t-il précisé, notant qu'au départ, le plan humanitaire pour 2024 avait été chiffré à 4 milliards mais réduit à 2,8 milliards compte tenu des limites à l'accès de l'aide humanitaire.

Quelques jours après l'attaque du Hamas sans précédent contre Israël du 7 octobre et le début de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza en représailles, l'ONU avait lancé un premier appel aux dons d'urgence de 294 millions de dollars.

L'appel avait été modifié début novembre, pour être porté à 1,2 milliard de dollars pour répondre aux besoins les plus urgents de 2,7 millions de personnes dans les territoires palestiniens (2,2 millions à Gaza, 500.000 en Cisjordanie) pour la période allant jusqu'à fin 2023.


Après un an de guerre, des Soudanais se remémorent leurs rêves partis en fumée

Des personnes des États de Khartoum et d'al-Jazira, déplacées par le conflit actuel au Soudan entre l'armée et les paramilitaires, font la queue pour recevoir de l'aide d'une organisation caritative à Gedaref, le 30 décembre 2023. (Photo par AFP)
Des personnes des États de Khartoum et d'al-Jazira, déplacées par le conflit actuel au Soudan entre l'armée et les paramilitaires, font la queue pour recevoir de l'aide d'une organisation caritative à Gedaref, le 30 décembre 2023. (Photo par AFP)
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  • Les start-up «bourgeonnaient dans tout le pays», rivalisant de solutions «pour répondre aux vrais besoins des Soudanais», témoigne depuis les Etats-Unis l’ancienne employée d’une société d'investissement à Khartoum
  • De nombreux Soudanais de la diaspora avaient investi les économies d'une vie dans la construction d'une maison à Khartoum, pour assister impuissants à la saisie de leurs biens par les FSR

LE CAIRE : Au début, en 2018, de la révolution au Soudan, Omar Ushari n'aurait jamais imaginé être un jour réfugié au Caire, après avoir fui la guerre sanglante qui ravage son pays depuis maintenant un an.

A l'époque, cet avocat de 37 ans était derrière les barreaux, comme de nombreux opposants emprisonnés par le régime islamo-militaire d'Omar el-Béchir et, comme eux, il s'était réjoui de ce soulèvement populaire.

Libéré, dans un Soudan assoiffé de changement après la chute d'Omar el-Béchir en 2019, Omar Ushari a décidé de réaliser son rêve: ouvrir un petit café littéraire qu'il a appelé Rateena, un havre de paix où les militants de Khartoum réfléchissaient collectivement à construire «un meilleur Soudan».

Mais quand le 15 avril 2023, l'armée du général Abdel Fattah al-Burhane et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo sont entrés en guerre, M. Ushari a vu son projet «peu à peu partir en fumée».

Pendant des mois, bravant les combats de rue, il s'est rendu à Rateena pour, dit-il, «m'asseoir dans la pénombre, prendre note des pillages survenus depuis ma dernière visite, et me souvenir».

Longtemps, il est resté sidéré, incapable de comprendre «comment la musique, les conférences et les débats avaient disparu au profit des balles perdues éparpillées au sol et l'écho des tirs d'artillerie».

- Une «révolution volée» -

Un an de guerre a dévasté le Soudan et fait des milliers de morts. Le rêve de M. Ushari «n'est qu'un des milliers de rêves qui ont volé en éclat», à l'aune de ce qu'il appelle «une révolution volée».

La transition démocratique enclenchée au départ d'Omar el-Béchir, après 30 ans de pouvoir, a libéré «les espoirs, l'inspiration et l'audace» de la jeunesse, explique à l'AFP Sarah Salmane, qui travaillait à l'époque dans une société d'investissement à Khartoum.

Les start-up «bourgeonnaient dans tout le pays», rivalisant de solutions «pour répondre aux vrais besoins des Soudanais», ajoute-t-elle depuis les Etats-Unis.

A elle seule, Mme Salmane a examiné plus de 50 projets de start-up dans des secteurs variés, allant de la télé-santé à la finance.

Un boom initié par l'«énergie de la révolution», ce moment où «les gens avaient espoir que le Soudan emprunte enfin la bonne voie, sorte des ténèbres et atteigne, via une transition civile, la liberté», se souvient M. Ushari.

Comme nombre de ses compatriotes, l'experte en communication Raghdan Orsud, âgée de 36 ans, a pris part au changement.

Elle a co-fondé la plateforme de lutte contre la désinformation Beam Reports, «convaincue du rôle que les médias peuvent jouer dans une transition démocratique», dit-elle à l'AFP depuis Londres.

Mais deux mois après le lancement de sa plateforme, cette fragile transition a déraillé lorsqu'en octobre 2021, les deux généraux aujourd'hui en guerre ont mené ensemble un coup d'Etat et confisqué le pouvoir aux civils.

«C'était une période douloureuse, des manifestants étaient tués toutes les semaines», se souvient M. Ushari.

Pourtant, malgré la répression, la jeunesse soudanaise a continué à battre le pavé pour exiger le retour des civils au pouvoir.

- Rateena incendié -

Puis un samedi, à la fin du ramadan, les habitants de Khartoum se sont réveillés au son des tirs d'artillerie.

En une nuit, les cadavres d'habitants abattus par des snipers ou fauchés par des balles perdues ont jonché les rues de Khartoum.

Plusieurs millions d'habitants ont fui la capitale. Raghdan Orsud a dû abandonner l'équipement sonore flambant neuf qu'elle venait d'acquérir. «Tout était encore empaqueté» quand les paramilitaires se sont emparés de son immeuble.

Omar Ushari tentait de s'établir au Caire quand il a reçu un message vidéo montrant un immense incendie.

«C'est comme ça que j'ai appris que Rateena avait brûlé». Avec le café, des milliers de livres et d'oeuvres d'art ont été réduits en cendres.

De nombreux Soudanais de la diaspora avaient investi les économies d'une vie dans la construction d'une maison à Khartoum, pour assister impuissants à la saisie de leurs biens par les FSR.

La cheffe pâtissière Chaimaa Adlan, âgée de 29 ans, raconte que son père, qui vit en Arabie saoudite, «priait pour qu'un bombardement touche la maison». «Il aurait préféré la voir détruite plutôt que transformée en base paramilitaire», ajoute-t-elle.

- «Le Soudan est à nous» -

Mme Adlan, qui venait de lancer une activité de traiteur, s'est retrouvée au Caire, déracinée et sans emploi.

Un an plus tard, elle slalome dans une cuisine animée de la capitale égyptienne, hurlant des ordres à ses équipes tout en mettant la touche finale à ses plats mêlant subtilement arômes soudanais et occidentaux.

Sur scène, M. Ushari, qui s'est associé à Mme Adlan et à d'autres pour ouvrir un restaurant éphémère doublé d'un espace culturel, présente un musicien soudanais qui s'apprête à jouer le répertoire classique du pays.

Cette même jeunesse qui organisait les manifestations rêve toujours de démocratie et chapeaute l'entraide à travers le pays, constituant, d'après l'ONU, «la première ligne» de la réponse humanitaire à la guerre.

Malgré l'exil et la douleur, il reste une «étincelle révolutionnaire» vivace dans le «coeur de tous les Soudanais», dit M. Ushari.

«Le Soudan est à nous tous, alors que faire si ce n'est s'atteler à le reconstruire?», ajoute Mme Orsud.