Les violences, le foot et l’hydre du racisme

A Lyon,  altercations et bagarres au couteau sont quotidiennes. Ici, le Parc de la Tête d'Or de Lyon au coucher du soleil. (AFP).
A Lyon, altercations et bagarres au couteau sont quotidiennes. Ici, le Parc de la Tête d'Or de Lyon au coucher du soleil. (AFP).
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Publié le Samedi 17 juillet 2021

Les violences, le foot et l’hydre du racisme

Les violences, le foot et l’hydre du racisme
  • Les peurs se sont ancrées chez les citoyens, qui réalisent que chacun est à la merci d’explosions de violence meurtrières. Elles peuvent frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe où
  • Le racisme est une autre facette des violences, comme vient de le montrer la Coupe d’Europe, où trois joueurs noirs ont été victimes d’un flot d’insultes racistes après avoir manqué leurs penaltys en finale

Mais que se passe-t-il en France? Les violences et l’insécurité semblent progresser partout et nous submerger. Chacun le sent fortement, il suffit d’interroger les gens autour de soi pour le constater. La France est tendue, sous tension depuis des mois, davantage depuis la pandémie de Covid-19 qui n’en finit pas.

Pas un jour ne passe sans son lot de drames humains de plus en plus consternants. À Paris, le crack, les agressions, les chasses aux toxicomanes et l’exaspération des riverains font la une, sans oublier les rixes meurtrières entre bandes de cités, les rodéos à motos et scooters, etc.

À Marseille, c’est la drogue, encore et toujours. Une fille de 17 ans a été tuée le 8 juillet, alors qu’elle se trouvait dans une voiture qui a été criblée de tirs aux fusils d’assaut et à canon scié. C’est la sixième victime par arme à feu dans la région en deux semaines. Depuis le début de l’année, 14 morts par balle y ont été enregistrés, dont six dans des règlements de comptes. Être armé, tuer ne fait pas peur aux jeunes. Prendre la vie d’autrui se banalise, comme dans les séries de Netflix consacrées aux narcotrafiquants.

Comment ne pas être angoissé par ces crimes liées à la drogue qu’aucune institution ne semble capable d’endiguer? Et quid des autres comme ce samedi 10 juillet? Une odieuse attaque s'est déroulée dans un magasin Bouygues Telecom d’un centre commercial en Seine-et-Marne.

La France est tendue, sous tension depuis des mois, davantage depuis la pandémie de Covid-19 qui n’en finit pas.

Azouz Begag

Un homme de 62 ans a agressé verbalement un vendeur, Théo, 18 ans, se plaignant d'un appel vers le Sénégal qu'il aurait passé, et qu’il jugeait trop cher payé. Il a demandé un remboursement, en vain. Il a alors porté à Théo un coup de couteau au thorax. À son collègue, Dany, 20 ans, il a planté sa lame dans le cœur. Les deux victimes ont fui le magasin, mais se sont vite effondrées. Théo est mort. Il venait de décrocher son baccalauréat. C’était son premier emploi. Le second est dans un état grave à l'hôpital. L’agresseur, un Sénégalais, avec un passé de délinquant multirécidiviste, a tenté de s’enfuir, mais il a été interpellé par plusieurs hommes qui l’ont stoppé à coups de chaises. Théo est mort pour une facture de 93 euros! Quels mots peuvent décrire l’horreur. Mis en examen, le meurtrier, qui risque trente ans de réclusion, n’a exprimé aucun regret.

Depuis des mois, ces attaques au couteau, souvent liées au terrorisme islamiste, consternent la population. Les peurs se sont ancrées chez les citoyens, qui réalisent que chacun est à la merci de ces explosions de violence meurtrières. Elles peuvent frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe où. Les forces de l’ordre sont lasses de manquer de moyens pour leur mission impossible, tout comme la justice, dont le ministre, Dupond-Moretti lui-même, a récemment subi une perquisition à son ministère pour une affaire de prise illégale d’intérêt.

On constate, en reliant ces affaires, que la question de l’autorité est sous-jacente au développement des violences. Désormais, en effet, les belligérants, les voyous, les dealers, les bandes, les voleurs, etc. règlent leurs différends entre eux, à l’arme à feu ou au couteau, sans craindre une quelconque sanction. Le meurtrier des vendeurs de Bouygues avait-il conscience des années de prison que son crime lui coûterait? Et le président Macron n’a-t-il pas lui-même été giflé début juin par un jeune dans la foule, qui sans doute n’avait aucune idée des conséquences pénales de son geste fou. =

Les policiers qui travaillent dans les cités de banlieue ou ailleurs confirment l’affadissement de la crainte de la sanction, et de l’autorité dans la société. L’uniforme n’est plus craint, ni respecté. Le phénomène est frappant chez les mineurs récidivistes, qui se sentent immunisés par une justice qui ne sait pas quoi faire d’eux. Au demeurant, les prisons sont pleines.

Les policiers qui travaillent dans les cités de banlieue ou ailleurs confirment l’affadissement de la crainte de la sanction, et de l’autorité dans la société.

Azouz Begag

À Lyon, où je vis depuis toujours, à la Guillotière, lieu traditionnel de rencontres et d’échanges multiculturels, l’insécurité, les dégradations, les incivilités et les violences inédites ont atteint leur paroxysme. Les jeunes harragas venus d’Algérie y sont légion. Ils proposent aux passants, sans gêne, sous les caméras de vidéosurveillance, des Marlboro et autres cigarettes de contrebande, des drogues, psychotropes, objets de recel… éparpillés autour d’un misérable marché aux puces illégal, où fourmillent de pauvres gens venus du monde entier, dont nombre de Roms. Altercations et bagarres au couteau sont quotidiennes. Régulièrement, quand des policiers municipaux débarquent sur les lieux et tentent de faire autorité, les vendeurs, dealers, contrebandiers, bandits et voleurs ramassent leurs biens à la hâte, et courent se réfugier non loin, aux carrefours des rues, vers les abribus où ils attendent tranquillement le départ des policiers avant de reprendre leur activité.

Ce rituel serait amusant s’il ne révélait pas une amère réalité: exaspérés par cette privatisation clandestine de l’espace public par des personnes en situation irrégulière, des riverains furieux contre le laxisme des politiques se tournent de plus en plus vers l’extrême droite. Le développement du racisme est inéluctable.

Racisme qui, du reste, est une autre facette des violences que nous évoquons ici, notamment dans le monde du football, comme vient de le montrer la Coupe d’Europe, qui a vu la victoire de l’Italie contre l’Angleterre. Il se trouve que la finale s’est jouée sur une séance de tirs au but, au cours de laquelle trois joueurs anglais ont manqué leur essai, signant la défaite de leur équipe, qui espérait ce trophée depuis cinquante ans. Qui plus est, le match se déroulait à Londres. Ce triste 11 juillet restera dans les mémoires de Marcus Rashford, Jadon Sancho et Bukayo Saka, trois joueurs noirs qui ont manqué leur tir.

Au lendemain de la défaite, en effet, une partie des supporters anglais a déversé sur les réseaux sociaux ses instincts primaires sur eux, une haine raciste abominable. Pour Markus Rashford, très engagé et populaire, l’outrance provoque la nausée, car en plus des insultes racistes, l’attaquant de Manchester United a vu une fresque à son effigie vandalisée par des tags dans sa propre ville de Manchester. Elle avait été peinte après son engagement, l’an dernier, à nourrir par des repas scolaires gratuits les enfants les plus démunis, au pic de la pandémie de Covid-19. L’œuvre a dû être recouverte par des bâches par la police de Manchester, qui a ouvert une enquête.

Amère réalité: exaspérés par cette privatisation clandestine de l’espace public par des personnes en situation irrégulière, des riverains furieux contre le laxisme des politiques se tournent de plus en plus vers l’extrême droite.

Heureusement, ce vandalisme a choqué une partie des habitants, et quelques-uns sont allés coller des cœurs et écrire des mots de réconfort à Rashford sur la fresque. L’ignominie de ce racisme donne la nausée. Les responsables anglais l’ont certes fermement dénoncé, la police a ouvert une enquête, mais l’hydre est vivante, tapie derrière l’anonymat des réseaux sociaux. À l’occasion de matchs de football, elle resurgit pour nous rappeler qu’elle dispose toujours de réserves de venin. Elle n’est jamais loin.

Après la défaite anglaise, Twitter a supprimé plus d’un millier de messages de haine et suspendu des comptes, tout comme Facebook et Instagram. Il faut savoir que dans les années 1980, déjà, les hooligans anglais hurlaient leurs chants racistes dans les stades, et lançaient des bananes aux joueurs noirs en imitant des cris de singe. Les autorités du football fermaient les yeux et les oreilles. Pour les amateurs de vrai football, il est affligeant de constater à quel point ces violences raciales persistent.

L’équipe de France le sait aussi. Éliminée en huitième de finale par la Suisse, elle n’a pas été épargnée par le fléau. Karim Benzema, Kylian Mbappé et d’autres joueurs noirs ont été visés par des insultes et des cris de singes venant de supporters hongrois à Budapest. Après avoir manqué son penalty décisif contre la Suisse, Mbappé avait aussi été victime d’attaques racistes sur les réseaux sociaux dans son propre pays. Au cours de ce curieux Euro 2021 joué en pleine pandémie de Covid-19, on est effaré par un constat: l’hydre du racisme est immortelle grâce à ses facultés régénératrices.

Un message de Marcus Rashford, le 13 juillet sur Twitter, donnait les larmes aux yeux. Dépité, le jeune joueur s’excusait d’avoir fait perdre son équipe et écrivait: «J’ai grandi dans un sport où je m’attends à lire des choses écrites sur moi, qu’il s’agisse de la couleur de ma peau, de l’endroit où j’ai grandi... Je peux accepter des critiques sur ma performance toute la journée, mon penalty n’était pas assez bon, il aurait dû être transformé, mais je ne m’excuserai jamais pour ce que je suis et d’où je viens. Je n’ai jamais été aussi fier qu’en portant ces “Trois lions” sur ma poitrine.» En arriver là pour du football: refuser de s’excuser d’être noir. 

Hélas, rien n’autorise à être optimiste dans les temps à venir. «Je suis Allemand quand on gagne, mais je suis un immigré quand on perd», disait Mesut Özil, grand joueur d’origine turque, en démissionnant en 2018 de l’équipe nationale à cause du racisme qu’il subissait dans son pays de naissance. Tristesse abyssale.

 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS. Twitter: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.