Générations djihadistes: Khaled Kelkal 1995, Salah Abdeslam 2015. Mêmes causes, mêmes effets

Des policiers belges à Bruxelles participant à la chasse à l’homme visant à retrouver Salah Abdeslam, l’un des auteurs de la tuerie du 13 novembre 2015 à Paris (Photo, AFP).
Des policiers belges à Bruxelles participant à la chasse à l’homme visant à retrouver Salah Abdeslam, l’un des auteurs de la tuerie du 13 novembre 2015 à Paris (Photo, AFP).
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Publié le Mercredi 08 septembre 2021

Générations djihadistes: Khaled Kelkal 1995, Salah Abdeslam 2015. Mêmes causes, mêmes effets

Générations djihadistes: Khaled Kelkal 1995, Salah Abdeslam 2015.  Mêmes causes, mêmes effets
  • La haine est si facile à distiller dans les esprits et les cœurs de jeunes égarés, quand ils sont «blessés»
  • Les jeunes des banlieues ont toujours été sommés de justifier leur francité

Dans les annales du terrorisme islamiste, des noms resteront à jamais dans les mémoires. Ceux des frères Kouachi, pour Charlie Hebdo, et ceux des frères Abdeslam pour les tueries du 13 novembre 2015.

Chez ces derniers, Franco-Marocains vivant à Molenbeek, l’aîné, Brahim, né en 1984, était dans le commando qui a fait feu sur les terrasses à Paris, à l’aveugle, avant de faire exploser sa ceinture d’explosifs dans un café. Salah, encore en vie, mutique depuis son arrestation en mars 2016 à Molenbeek, est aujourd’hui le principal accusé du procès des attentats de Paris qui s’ouvre bientôt. Pendant le carnage, il avait 24 ans. Les autres membres du commando entre 20 et 30 ans. Tous jeunes, comme leurs 130 victimes, âgées en moyenne de 35 ans. Les frères de Molenbeek avaient adhéré au califat de l’État islamique (EI) et se tenaient prêts à mourir en martyrs. D’ailleurs, ainsi serait mort Salah si sa ceinture d’explosifs avait fonctionné.

Six ans après les attentats, consternés par cette barbarie inouïe, on cherche à savoir comment ils ont été séduits par l’EI qui appelait «à la résistance islamique mondiale», à commettre des attaques terroristes en Europe, via la jeunesse musulmane immigrée afin d'«enclencher la dislocation finale de l’Occident, préalable au triomphe mondial de l’islamisme». Des mots fous! Et pourtant, le piège a fonctionné.

Des milliers de djihadistes des banlieues y ont trouvé de quoi se bricoler une identité régénérée via les réseaux sociaux, des vidéos de l'EI et d'Al-Qaïda. Ils allaient s’entraîner à tuer en Syrie puis revenaient en Belgique ou en France semer la mort. La haine est si facile à distiller dans les esprits et les cœurs de jeunes égarés, quand ils sont «blessés».

Il est consternant de lire le communiqué de l’EI après «l’attaque bénie de Paris contre la France croisée»… «Un groupe de croyants des soldats du califat, qu'Allah lui donne puissance et victoire, a pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, Paris. Un groupe ayant divorcé de la vie d'ici-bas s'est avancé vers leur ennemi, cherchant la mort dans le sentier d'Allah, secourant sa religion, son Prophète et ses alliés, et humiliant ses ennemis. Ils ont jeté la crainte dans le cœur des croisés dans leur propre terre.»

Le communiqué évoque des cibles… «choisies minutieusement à l'avance au cœur de la capitale française, le Stade de France, lors du match des deux pays croisés, la France et l'Allemagne, auquel assistait l'imbécile de France, François Hollande, le Bataclan où étaient rassemblés des centaines d'idolâtres dans une fête de perversité ainsi que d'autres cibles dans les Xe, XIe et XVIIIe arrondissements, simultanément…» Il conclut en menaçant la France, accusée d’avoir «pris la tête de la croisade, d’avoir osé insulter notre Prophète, s'être vantée de combattre l'islam en France et frapper les musulmans en terre du califat avec leurs avions…».

Comment des jeunes des banlieues de 20 à 25 ans pouvaient-ils entendre ces diatribes d’un autre siècle contre les «croisés», les «idolâtres», les «mécréants», la «perversion»…? Cet envoûtement fatal est le résultat de la longue histoire tourmentée des jeunes des cités qui sont nés et ont grandi repliés dans l’entre-soi, dans les ghettos urbains.

En effet, depuis des décennies, dépossédés de leur Histoire et de leur mémoire, indésirables, décrétés «Arabes» puis «musulmans» par l’actualité qui se déroulait alors en Iran, puis en Irak, en Bosnie, en Algérie dans les années 1990, au World Trade Center en 2001, puis de nouveau en Irak en 2003, sommés de choisir leur camp, celui des intégrés ou des intégristes, des pro ou antifoulard islamique, des pro ou anti-Saddam Hussein, des pro ou antiliberté d’expression, pros ou antiburkinis, les jeunes des banlieues ont toujours été sommés de justifier leur francité...

Chez beaucoup, ces injonctions/exclusions ont généré frustrations, colères et haines. Chez les jeunes Français et Belges d’origine algérienne ou marocaine, elles ont facilité l’intégration des thèses complotistes. En tout cas, elles ont réussi à transformer quelques milliers d’entre eux en soldats zélés, membres de l’armée du califat, sans uniforme, partis au «djihad» contre les «Croisés» sur «leur propre terre». Et espérer mourir en martyr.

C’est ainsi que des «prêts-à-mourir-en-martyrs» ont rejoint la Syrie pour «secourir des frères». Un beau jour, abandonnant tout dans leur quartier, ils ont disparu, exaltés de trouver «une famille» qui donnait du sens à leur existence, d’être utiles à une cause. En mission. C’est ce qui s’est passé pour des jeunes de la Meinau à Strasbourg partis en 2013 défendre les sunnites contre les chiites de Bachar al-Assad..., notamment les deux frères, Yacine et Mourad, qui y furent tués.

Le procès du djihadiste Salah Abdeslam s’ouvre. À Molenbeek, il a été délinquant, fêtard, fumeur de shit et buveur d’alcool, avant de basculer dans le djihad de la mort.

Comment ne pas faire un rapprochement avec Khaled Kelkal, dont le nom est aussi gravé dans les mémoires. En 1995, il a été le premier «beur» de banlieue djihadiste. Il avait 24 ans. Alors qu’en Algérie la guerre civile faisait rage, dans la région lyonnaise, il était tué à la fin de 1995 par les gendarmes lancés à sa poursuite, suspecté d’avoir tiré sur des policiers et posé des bombes devant une école juive et sur les rails du TGV. C’était un délinquant de quartier.

Sa première interpellation remontait à l’âge de 18 ans. Peu après que sa mère venait de lui payer le permis de conduire, il était arrêté au volant d’une voiture volée, et incarcéré. Ensuite, il était mis en cause pour des casses à la voiture «bélier» contre des vitrines de magasins. Dénoncé, il est retourné en prison en juin 1990, au moment où Vaulx-en-Velin connaissait une explosion de violence urbaine sans précédent. Quand il y revient après sa libération, pris dans un quotidien dénué de sens, tournant en rond, au grand dam de sa mère, il replonge dans la délinquance et retourne en prison, cette fois pour un séjour plus long. C’est là qu’il apprend «beaucoup de choses sur le Coran» de la bouche d’un codétenu algérien.

À Molenbeek, Salah Abdeslam est aussi condamné plusieurs fois pour des délits routiers, violences ou une tentative de cambriolage avec son ami d’enfance, Abdelhamid Abaaoud, coordinateur des attentats du 13 novembre. Sa mère – tout comme celle de Kelkal – tentait de le raisonner. Pour l’empêcher de partir en Syrie, elle lui avait même confisqué son passeport. À Lyon, quand Kelkal a été converti à l’islamisme, sa mère n’y pouvait plus rien. C’était trop tard.

À sa sortie de prison, il était métamorphosé. «J’ai appris une grande ouverture d’esprit en connaissant l’islam. Tout s’est écarté. Et je vois la vie… pas plus simple, mais plus cohérente.» Six mois avant sa mort, il avait quitté le domicile familial après un différend avec sa mère. Un jeune Français converti, David Vallat, compagnon djihadiste en 1995, dira de lui qu’il «se posait beaucoup de questionsC’était un des moins “cons” de l’histoire. Il avait une vraie curiosité pour ma formation en Afghanistan…» Kelkal aimait jouer aux échecs et enseignait même ce jeu aux jeunes de sa cité, mais l’islam lui avait offert une nouvelle place dans le monde.

Sorti de prison, il disait rejeter la violence, mais en réalité il s’était radicalisé, mêlait Allah à toutes ses phrases, reprochait à ses proches leur «errance» en France. Il battait sa fiancée Mounia, la menaçait: «C'est la guerre sainte: ou tu marches ou tu crèves.» Khaled avait vrillé dans l’engrenage de la terreur. Il voulait retourner vivre en Algérie, une fois le pays purifié par les islamistes. Le Groupe islamique armé (GIA), qui voulait alors punir la France pour son soutien au régime d’Alger, recrutait des jeunes des cités comme lui, comme l’EI…

À sa mort, on a retrouvé dans son sac des fusils-mitrailleurs, pistolets, cartouches, une boussole, une lampe de poche, des cartes topographiques. Et le Coran. À son enterrement dans le carré musulman du cimetière de Rillieux-la-Pape, trois cents personnes étaient présentes, et dans les heures qui suivirent l’annonce de sa mort, des centaines de véhicules et des bâtiments publics furent incendiés dans les cités... La lettre K était taguée sur les murs. Kelkal affirmait: «Je ne suis ni Arabe ni Français, je suis musulman.» (…) Hélas, dans son sillage, la haine allait faire son chemin en France et en Belgique. «Qu’Allah te guide dans la voix du djihad et t’accorde le martyr. Déchire ces kouffars, prends-leur un maximum de porcs et viens rejoindre l’armée d’Allah», écrira en 2015 Abdelhamid Abaaoud à son ami Brahim Abdeslam sur Facebook.

Le cauchemar continuera en Belgique. Le 22 mars 2016 à Bruxelles et sa région, trois attentats-suicides à la bombe – à l’aéroport Zaventem et dans le métro à la station Maelbeek – faisaient 32 morts et 340 blessés. Les plus meurtriers commis en Belgique. Deux de leurs kamikazes, les frères (sic!) El-Bakraoui, originaires de Schaerbeek, membres de l’EI, étaient proches de Salah Abdeslam. Ce jour-là, un jeune Belgo-Marocain, Mohamed el-Bachiri, natif de Molenbeek, apprenait la terrible nouvelle: sa jeune femme Loubna était tuée dans l’attentat du métro Maelbeek. Ils avaient ensemble trois enfants. Il a écrit un livre de résilience, Un Jihad de l’amour. Pour lui, Molenbeek doit devenir «l’épicentre d’un message d’amour, de tolérance et d’ouverture». «Je suis un djihadiste de l’amour», déclare-t-il. Qu’on ne lui demande pas de haïr, «plutôt mourir». Un message de réconciliation autour de ce qui tient les hommes debout: l’amour.

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

Twitter: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.