Sociologie du soulèvement de la mi-novembre 2019 en Iran (1re partie)

Une photo prise le 17 novembre 2019 montre une station-service incendiée par des manifestants lors d'une manifestation contre la hausse des prix de l'essence à Eslamshahr, près de la capitale iranienne de Téhéran. AFP
Une photo prise le 17 novembre 2019 montre une station-service incendiée par des manifestants lors d'une manifestation contre la hausse des prix de l'essence à Eslamshahr, près de la capitale iranienne de Téhéran. AFP
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Publié le Mardi 21 décembre 2021

Sociologie du soulèvement de la mi-novembre 2019 en Iran (1re partie)

Sociologie du soulèvement de la mi-novembre 2019 en Iran (1re partie)
  • Précédées d'un soulèvement qui, en 2018, avait donné l'alarme, les manifestations du mois de novembre 2019, déclenchées par l'étincelle de la hausse du prix du baril d'essence, se sont très rapidement propagées dans tout le pays
  • Le prétexte de l'augmentation du prix de l'essence, qui a été à l'origine du début des manifestations de novembre 2019, masquait en réalité une série de mécontentements économiques, sociaux et politiques dans le pays

Bien des personnes, parmi lesquelles des politiciens, ne comprennent rien des actions étranges du régime iranien en ce qui concerne le nucléaire ou d'autres domaines. La raison principale en est qu'il n'existe aucune analyse sociologique ou politique sérieuse d'un événement, pourtant très important, qui a eu lieu en Iran en 2019: le soulèvement de la jeunesse insurgée, qui vit plusieurs milliers de jeunes tués sur ordre direct du Guide suprême de l'Iran. Sans cette information, comment comprendre, tandis que l'économie iranienne s'effondre et que la pauvreté sévit, que le régime iranien s'obstine à refuser toutes négociations – et pourquoi c'est Ebrahim Raïssi, qui, selon l'ONU et Amnesty International, a participé au massacre de prisonniers de 1988, se voit nommé à la présidence du pays? Avec l'aide d'un analyste qui connaît l'Iran de l’intérieur, je vais essayer de répondre à ces questions en m'appuyant sur une analyse sociologique de ce soulèvement de 2019.

Sociologie du soulèvement de la mi-novembre 2019
Précédées d'un soulèvement qui, en 2018, avait donné l'alarme, les manifestations du mois de novembre 2019, déclenchées par l'étincelle de la hausse du prix du baril d'essence, se sont très rapidement propagées dans tout le pays. Comme la colère montait en puissance, le Guide suprême de l'Iran ordonna personnellement aux Gardiens de la révolution de recourir aux tirs directs pour juguler ce soulèvement, ce qui a causé la mort de plus de 1 500 jeunes insurgés et l'arrestation de milliers de manifestants. En quarante-deux ans de vie de la République islamique, les dimensions de ce soulèvement de la mi-novembre 2019 sont sans précédent.
Le prétexte de l'augmentation du prix de l'essence, qui a été à l'origine du début des manifestations de novembre 2019, masquait en réalité une série de mécontentements économiques, sociaux et politiques dans le pays. Ces événements sont à rapprocher des rassemblements de protestation des Libanais qui ont eu lieu en 2019, déclenchés eux aussi par une étincelle – la taxe sur WhatsApp –, mais ils étaient, de fait, dirigés contre la corruption économique et politique qui sévit dans les hautes sphères du gouvernement et contre un système politique fondé sur des divisions sectaires et religieuses, au nom de l’idée qu’il se fait de la citoyenneté.

En termes de protestations, novembre 2019 ressemble beaucoup aux premiers jours des émeutes tunisiennes de 2010.

Hamid Enayat

À première vue, les manifestations de novembre 2019, issues d'un important mécontentement économique, sont bien plus le signe d'une protestation politique contre l'impossibilité du peuple à disposer de lui-même, de son destin comme de celui de son pays. Le Guide suprême a tout contrôlé. Pour obtenir un président prêt à le suivre – comme Ebrahim Raïssi, en dépit de sa lourde responsabilité dans les massacres de 1988 –, il n’a pas hésité à disqualifier les autres candidats, au risque d’offrir à travers la campagne présidentielle un lamentable spectacle. Au mois de juin 2020, le boycott massif de l’élection n’a fait que confirmer cette impression.
Incapables ou peu désireuses de répondre aux besoins culturels et économiques de la société iranienne du XXIe siècle, les autorités et les instances de tous bords conjuguent leurs efforts afin d’exercer une influence régionale et de se doter de la bombe atomique, ce qui, bien sûr, représenterait un atout essentiel pour la survie du régime. Mais cela n'a rien à voir avec les demandes et les attentes des citoyens, dont les doléances concernent aussi bien la politique intérieure que la politique étrangère, ainsi que les relations internationales, comme en attestent les slogans de protestations dans les régions: «Mort au principe du Velayat-e faqih», «Ni Gaza ni le Liban – je sacrifie ma vie pour l'Iran», criait-on lors de ces soulèvements.
En termes de protestations, novembre 2019 ressemble beaucoup aux premiers jours des émeutes tunisiennes de 2010. Différents groupes sociaux demandaient de profonds changements structurels, économiques, sociaux... et politiques. L'utilisation de nouveaux moyens de communication tels qu’Internet, Twitter et Telegram, entre autres, avait déjà rendu ces mobilisations de masse plus faciles et plus rapides.
 

Grâce à ces moyens numériques inédits et à l'existence de nouveaux outils et de nouvelles méthodes de communication, différents groupes de protestation se sont rassemblés pour former une unité de protestation nationale.

Hamid Enayat

Grâce à ces moyens numériques inédits et à l'existence de nouveaux outils et de nouvelles méthodes de communication, différents groupes de protestation (tels que les femmes, les travailleurs, les villageois, les chômeurs ou les jeunes) se sont rassemblés pour former une unité de protestation nationale. Pour cette raison, le gouvernement a voulu les étouffer par le feu à n’importe quel prix. Ces situations provoquent plus que jamais une bipolarité de la société avec, d'un côté, le pôle du régime iranien, accompagné de tous ses moyens de répression comme le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et les organisations de renseignement, et, de l'autre côté, tous les secteurs insurgés de la nation.
Auparavant, la société iranienne a été confrontée à certaines manifestations de masse «postrévolutionnaires». Entre 1995 et 1997, elles étaient clairement le fait de populations spécifiques dont les maisons avaient été détruites par les forces de l'ordre du régime. Bien que ces émeutes, en particulier à Mechhed, aient été fortement motivées et mêlées de violence, elles n'étaient menées qu'à la marge par des populations concernées par un problème particulier (en l’occurrence, la démolition des maisons).

Hamid Enayat est un expert de l'Iran et un écrivain basé à Paris, où il a fréquemment écrit sur les questions iraniennes et régionales au cours des trente dernières années. 

TWITTER: @h_enayat

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français