Démocraties sous l'uniforme militaire

L'architecte du putsch en Guinée le colonel Mamady Doumbouya (au centre) quitte une réunion avec des membres de la Cédéao, le 17 septembre à Conakry (Photo, AFP).
L'architecte du putsch en Guinée le colonel Mamady Doumbouya (au centre) quitte une réunion avec des membres de la Cédéao, le 17 septembre à Conakry (Photo, AFP).
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Publié le Lundi 24 janvier 2022

Démocraties sous l'uniforme militaire

Démocraties sous l'uniforme militaire
  • En Guinée et au Mali, les militaires ont été contraints de prendre le pouvoir, dans un contexte de crise politique aiguë
  • Préserver la dynamique démocratique dans sa contradiction interne est un immense et difficile défi

La Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) vient d'infliger des sanctions drastiques aux autorités militaires maliennes, comprenant la suspension de ce pays fondateur de la Communauté au sein de ses différentes instances et le gel de ses avoirs, ainsi que la fermeture des frontières des États membres avec le Mali.
Ces sanctions visent à imposer à la junte au pouvoir la restauration rapide de l'ordre constitutionnel, par l'organisation de l’élection présidentielle et des élections législatives dans les plus brefs délais, en refus total des propositions avancées par le régime militaire en vue de proroger la période transitoire actuelle de quatre à cinq ans, au lieu de la date limite initiale fixée au mois de février 2022.
La Guinée, un autre pays membre de la communauté ouest-africaine, est exposée aux mêmes sanctions, pour des raisons similaires.
Dans les deux pays, les militaires ont été contraints de prendre le pouvoir, dans un contexte de crise politique aiguë, qui a gravement affecté l'état des institutions politiques devenues moribondes et inopérantes.
Le Mali a connu en 1991 un large mouvement de révolte politique contre la dictature militaire qui a conduit à une expérience démocratique souvent saluée comme modèle de liberté et d'alternance pacifique en Afrique.
Cependant, depuis 2013, le pays est passé par une période trouble et chaotique due à la recrudescence des actes terroristes et à l'avancée du mouvement indépendantiste dans les provinces du Nord (l'Azawad).
La dernière élection présidentielle de 2018, consacrant la réélection du président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, a été l’accélérateur d'un profond cataclysme qui a ébranlé le champ politique malien, menant à une paralysie totale de la vie publique et débouchant finalement sur le coup d'État militaire du 18 août 2020. Si ce coup d'État fut le signe notoire de la régression de la démocratie malienne, il a été toutefois salutaire pour une frange des acteurs politiques.


La démocratie, si elle se transforme en un large compromis politique entre des forces en lutte de positionnement et de reconnaissance, peut déboucher sur un état d'inertie nuisible et stérile
Seyid Ould Abah


Le dilemme auquel était confronté la démocratie malienne se situait dans l'inadéquation effective entre ses mécanismes légitimants et ses modalités pratiques de gouvernance. Si le régime de libertés publiques a été bien maintenu et préservé et que l’élection respectait globalement le standard formel international, force est de constater cependant que les autorités au pouvoir étaient en déconnexion complète avec les réalités nationales, inaptes à affronter les défis locaux et à satisfaire notamment les deux demandes sociale et sécuritaire pressantes.
La situation en Guinée n'était pas meilleure, la révision constitutionnelle forcée et le troisième mandat contesté du président guinéen déchu, Alpha Condé, ont été des signes alarmants d'une débâcle politique prévisible. Le coup d'État du 5 septembre 2021, bien qu'il ait mis fin au règne de l'ancienne figure de proue de la vie politique guinéenne et symbole même de l'alternance démocratique, était néanmoins le déclencheur d'un grand espoir dans ce pays en proie à un marasme politique lourd de dangers.
Certes, des expériences ultérieures en Afrique incitent à la méfiance et au doute vis-à-vis des promesses de changement portées par les militaires, mais les autocraties de la région ouest-africaine qui se maintiennent au pouvoir et se renouvellent par les mécanismes compétitifs électoraux ne sont pas de vrais modèles à suivre pour un véritable ancrage de la démocratie pluraliste apaisée.
Alexis de Tocqueville démontrait autrefois que la démocratie a deux facettes: celle de la représentativité mécanique des équilibres sociaux en place et celle de la vocation libertaire et émancipatrice. Ces deux facettes constituent en effet l'essence même de la dynamique démocratique dans son double aspect inclusif et antagoniste. C'est pour cette raison que préserver la dynamique démocratique dans sa contradiction interne est un immense et difficile défi.
La démocratie, si elle se transforme en un large compromis politique entre des forces en lutte de positionnement et de reconnaissance, peut déboucher sur un état d'inertie nuisible et stérile qui bloque tout changement qualificatif. En l’absence de contrat minimal d'intégration et de concorde, elle peut en revanche mener à la violence et la discorde et conduire ainsi à l'effritement du lien social.
Les démocraties africaines naissantes sont frappées de plein fouet par ces deux dangers qui freinent le transfert souhaité vers un régime de liberté et d'égalité stable et permanent.

Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.