Identité arabe et conflit des mémoires

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Publié le Lundi 05 octobre 2020

Identité arabe et conflit des mémoires

Identité arabe et conflit des mémoires
  • On assiste de nos jours à une guerre larvée d'imaginaires et de consciences historiques qui commence à prendre l'allure d'une lutte mondiale acharnée et passionnée
  • Dans ces jeux de miroirs, les enjeux complexes d'identités sont manipulés dans des sens multiples, et les récits de mémoires servent les stratégies pratiques de «classement» et de légitimation

Le président français Emmanuel Macron vient de confier à Benjamin Stora, historien spécialiste de la guerre d'Algérie, la mission de «dresser un état de lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre en Algérie».

Le président algérien, Abdelmajid Tebboune, a confié une mission similaire à l'historien Abdelmajid Cheikh, dans le sens d'une réconciliation souhaitée entre les deux récits antinomiques de la guerre de libération qui continue de peser lourd sur les relations algériennes.

Le conflit des mémoires n'est pas cependant limité au contexte franco-algérien. On assiste en effet de nos jours à une guerre larvée d'imaginaires et de consciences historiques qui commence à prendre l'allure d'une lutte mondiale acharnée et passionnée.

L'incident tragique de la mort de l'Afro-Américain George Floyd, le 25 mai dernier, a déclenché une vive dynamique de contestation incendiaire aux États-Unis et dans le reste du monde, aboutissant à une remise en question profonde de l'historiographie «occidentale» taxée de colonialiste et d'esclavagiste.

Des statues de personnages célèbres ont été déboulonnées, des rues et édifices rebaptisés, des ouvrages censurés… L'ampleur de la contestation «déconstructive» dépasse ainsi largement la réaction spontanée à l'incident malheureux qui s'est muté en vaste mouvement identitaire connu sous le slogan en vogue «Blacks Lives Matter».

L'incident tragique de la mort de l'Afro-Américain George Floyd, le 25 mai dernier, a déclenché une vive dynamique de contestation incendiaire aux États-Unis et dans le reste du monde, aboutissant à une remise en question profonde de l'historiographie «occidentale» taxée de colonialiste et d'esclavagiste.

L'historien et politologue camerounais Achille Mbembe, chantre de la pensée «postcoloniale», a vu dans cette effervescence critique et contestataire une réaction adéquate au «piétinement» des luttes de mémoires anticoloniales, à l'abdication de la conscience historique des colonisés, prônant dans cet ordre d'idées la revitalisation du projet d'autodétermination initié par les premières élites de l'indépendance.

Dans la pensée arabe contemporaine, ce paradigme d'autodétermination conceptuelle et théorique est omniprésent, l'un de ses versants principaux est la déconstruction du discours orientaliste ayant trait à l'histoire et civilisation arabo-islamique (le philosophe égyptien Hassan Hanafi a forgé le terme «occidentalisme» pour rendre compte de cette approche critique qui vise à assujettir la raison occidentale à la méthode de réduction historique déployée par l'école orientaliste européenne à propos de la tradition arabo-islamique).

Dans ces jeux de miroirs, les enjeux complexes d'identités sont manipulés dans des sens multiples, et les récits de mémoires servent les stratégies pratiques de «classement» et de légitimation. L'un des exemples les plus saillants de cette configuration discursive est la querelle de mémoires concernant l'héritage des célèbres accords Sykes-Picot de 1916, auxquels les nationalistes arabes attribuent habituellement la responsabilité du partage «fantaisiste» de la nation arabe, bien qu'il s'agisse plutôt d'un mythe fondateur de l'ordre moyen-oriental contemporain, dans la mesure où les accords franco-anglais initiaux n'ont été jamais signés, et les contours des entités nationales créées ont le plus souvent respecté les structures géopolitiques héritées de l'empire Ottoman, revendiquées et légitimées par les élites locales.

Il va sans dire que le discours panarabiste dans sa vocation historique a été parfois en conflit avec les demandes identitaires nationales qui ont mobilisé d'autres strates de mémoire manipulées au gré des enjeux d'autonomie et de différenciation (comme le pharaonisme égyptien, le phénicisme libanais, le babylonisme irakien…).

Ces identités «imaginées» (Benedict Anderson) sont le fruit des stratégies de réunification et de reconfiguration entreprises par les communautés politiques en fonction de leurs rapports complexes avec leur passé, servant de planche de projection des soucis et demandes actuels.

La politique de «juste mémoire» (Paul Ricœur) devient dès lors un défi épistémologique et moral difficile, du fait des enchevêtrements des strates de la mémoire collective, qui poussent dans deux sens antinomiques : celui de la chaleur du témoignage qui nécessite une mémoire enchantée et vive, et celui de la rigueur du regard scientifique objectif et désintéressé, qui présuppose une attitude de dessaisissement et de rapport critique à soi qui est la vertu même de l'historien libéré des attaches narcissiques à la mémoire subjective.

L'historien français Paul Veyne ironisait autrefois sur le métier de l'historien en disant que «l'amour de la patrie donne le courage de mourir, mais non de compiler».

Seyid Ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.