Califat et religion d'Etat : les impasses du radicalisme

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Publié le Lundi 12 octobre 2020

Califat et religion d'Etat : les impasses du radicalisme

Califat et religion d'Etat : les impasses du radicalisme
  • La spiritualité commune à toutes les traditions religieuses est l'antidote au sectarisme étroit, de l'extrémisme violent, et elle est donc la matrice de la paix civile
  • Les doctrines théologiques et canoniques de l'islam sunnite classique sont unanimes dans leur profession de foi stipulant l'obligation d'instaurer une autorité légale qui régit les affaires de la communauté musulmane

Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne s'est attaché dans un récent article sur le «califat» (Le Monde, 7 octobre 2020) à démontrer que cette notion coranique ne désigne nullement un système de gouvernance, mais un statut ontologique qui procure à l'homme une place de choix dans l'ordre de l'univers comme «lieutenant» de Dieu sur terre (son remplaçant même selon une traduction possible).

Cette notion a été l'objet d'une grande et insidieuse manipulation idéologique dans le discours islamiste contemporain, en se basant sur l'expérience historique de l'empire dit «islamique» dissous en 1924, devenant ainsi consubstantielle à la religion islamique.

Ce glissement sémantique remonte à la première tentative de formulation juridique du corpus normatif islamique entamé par le célèbre juriste égyptien Abderrazak Assanhouri, qui a publié en 1926 sa thèse sur le Califat appréhendé comme système de gouvernance islamique qui a pour fondement constitutionnel la loi sacrée (le Fiqh).

Cette conception politico-idéologique du califat devint le pivot de l'islamisme politique dans sa revendication de l'application de la charia comme marque de légitimité de l'État national contemporain. La charia, qui signifiait à l'origine la voie modèle, la finalité à suivre, se métamorphose ainsi en code normatif figé et rigide, et en terreau de l'extrémisme exclusiviste.

L'une de ses raisons essentielles de ce renversement sémantique est l'ambiguïté de la notion d'imamat, clé de voûte de la pensée politique en islam classique, qui a connu différentes versions de modèles de gouvernance en fonction des contextes historiques et géographiques.

L'imamat est à la fois un principe de gouvernementalité (néologisme forgé par Michel Foucault), et le fruit d'un processus de désacralisation du politique qui est inhérent à la conception théologique de la religion comme voie de salut, qui ne pourrait être incarnée dans une forme de pouvoir humain.

Les doctrines théologiques et canoniques de l'islam sunnite classique sont unanimes dans leur profession de foi stipulant l'obligation d'instaurer une autorité légale qui régit les affaires de la communauté musulmane. Cette exigence ne relève nullement de la dogmatique ou des articles de la foi, mais des nécessités de l'association humaine pacifique qui est une des finalités structurelles de la religion.

L'imamat est à la fois un principe de gouvernementalité (néologisme forgé par Michel Foucault), et le fruit d'un processus de désacralisation du politique qui est inhérent à la conception théologique de la religion comme voie de salut, qui ne pourrait être incarnée dans une forme de pouvoir humain.

L'anthropologue américain Talal Asad a mis en évidence ce double aspect de la religion islamique qui, tout en étant dans sa texture théologique même publique et communautaire (c'est le sens même de la notion d'umma), n'est nullement traduisible dans une structure étatique ou politique.

C'est ainsi que l'orientaliste français Louis Gardet, grand spécialiste de la théologie islamique classique, a parlé de «théocratie laïque» à propos de «la cité musulmane».

La spiritualité commune à toutes les traditions religieuses est l'antidote au sectarisme étroit, de l'extrémisme violent, et elle est donc la matrice de la paix civile.

Les mouvements d'islam politique dans leur rapport réfractaire à l'État national ont cherché à instrumentaliser la conception ontologique de souveraineté divine dans le sens d'une vision idéologique de l'islam qui a alimenté le phénomène de radicalisme violent actuel.

Il y a lieu de préciser que le faux débat sur la légitimité religieuse de l'État national occulte l'adéquation objective entre la demande laïque rendue obligatoire dans le contexte européen par les guerres de religions mortifères, et le principe de religion d'État dans les sociétés à majorité islamique, nécessaire pour déjouer les stratégies d'instrumentalisation du religieux dans les enjeux politiques. La religion devrait être un bien commun, un facteur de concorde, une source d'inspiration éthique qui dépasse largement les diversités confessionnelles.

La spiritualité commune à toutes les traditions religieuses est l'antidote au sectarisme étroit, de l'extrémisme violent, et elle est donc la matrice de la paix civile.

Si des anthropologues célèbres ont propagé l'idée de l'exclusivisme consubstantiel aux religions monothéistes, il n'en reste pas moins vrai que les religions abrahamiques ont développé des traditions herméneutiques riches qui interdisent l'appropriation univoque et monolithique du divin, qui est nécessairement un sacrilège de la foi en Dieu transcendant et absolu, et s'opposent à toute interprétation figée et dogmatique du texte religieux d'inspiration divine.

Mohamed Iqbal, philosophe musulman, grand lecteur de Nietzsche, a interprété l'événement de clôture de la prophétie comme signe d'autonomie humaine qui se traduit par une rationalité efficiente et une responsabilité totale qui sont la consécration de l'idéal de désenchantement du monde commun aux religions monothéistes.

Seyid Ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.