Zemmour, «la vérité si je mens»!

Le candidat à l'élection présidentielle Eric Zemmour (Photo, AFP).
Le candidat à l'élection présidentielle Eric Zemmour (Photo, AFP).
Short Url
Publié le Vendredi 08 avril 2022

Zemmour, «la vérité si je mens»!

Zemmour, «la vérité si je mens»!
  • Il était temps que le rideau se ferme sur le déballage qui a terni le prestige de la France à l’étranger
  • Durant des mois, jour après jour, inlassablement, ses mots, invectives, provocations, excès, accusations auront été des coups de butoir dans les oreilles des Français

Si les sondages ne sont pas «mensongers» comme il le prétend, Éric Zemmour ne sera pas au second tour, mais il aura laissé des marques. Des cicatrices. Entre 2021 et 2022, le polémiste, condamné multirécidiviste, de CNews aura tatoué son Z sur la France et son dispositif démocratique.
Durant des mois, jour après jour, inlassablement, ses mots, invectives, provocations, excès, accusations auront été des coups de butoir dans les oreilles des Français. Immigration, insécurité, identité nationale, «grand remplacement», islamisation, «remigration», racailles de banlieues… Il était temps que le rideau se ferme sur le déballage qui a terni le prestige de la France à l’étranger.
L’invasion de l’Ukraine et son admiration pour Poutine auront accéléré la décadence du prétendant, mais sa rhétorique obsessionnelle a aussi fini par lasser son monde, lui inclus si l’on en juge par son constat dans le Parisien le 4 avril: «J’ai déjà changé le paysage politique… ce que j’ai fait de bien, c’est imposer le thème du grand remplacement.» Il assure avoir une «responsabilité politique et historique», à l’instar de De Gaulle, Napoléon et Jeanne d’Arc.
Était-ce cela son objectif final, comme il apparaît lors de son dernier coup d’éclat au Trocadéro, le 27 mars, devant ses militants scandant «Zemmour président!» Ces afficionados y croyaient-ils vraiment en écoutant son discours? On voudrait comprendre. Il faut donc le réécouter plusieurs fois, chez soi, en s’arrêtant souvent, pour en saisir les strates émotionnelles, sentir ici et là son aisance sur un thème, la poésie et la dramaturgie, sa vibration gaullienne, ses hésitations et embarras sur un autre… Un cas d’école pour les étudiants en sciences politiques.
Comme son invraisemblable définition de «l’assimilation» telle qu’il la prodigue aux musulmans, ses étrangers préférés, dont il connaîtrait leur religion autant qu’eux: «L'assimilation, c'est rire devant Louis de Funès, Jean Dujardin ou Depardieu. C'est pleurer en écoutant Jacques Brel.» Retenant une envie de pouffer, on déglutit. Pourquoi n’a-t-il pas cité l’icône Édith Piaf dont la grand-mère maternelle s’appelait Aïcha Emma Saïd ben Mohamed, d’origine berbère? Et qu’est-ce que le Belge Jacques Brel vient faire dans cette élection franco-française?


L’invasion de l’Ukraine et son admiration pour Poutine auront accéléré la décadence du prétendant, mais sa rhétorique obsessionnelle a aussi fini par lasser son monde.


Il peaufine: L’assimilation, c’est s’émouvoir devant l’élégance de Brigitte Bardot et Catherine Deneuve». Certes, mais pourquoi pas celle d’Isabelle Adjani, Marcel Mouloudji et l’immense Fernand Reynaud?... «C’est connaître nos proverbes, fredonner nos chansons, aimer notre gastronomie.» Pourquoi pas? D’autant qu’on sait que le couscous est le plat préféré des Français depuis des lustres, devant le kébab, mais passons.
C’est après que ça se complique: «L’assimilation, c’est s’émouvoir devant les poutres en flammes de Notre Dame de Paris…» De nouveau, on s’étrangle. Voudrait-il suggérer insidieusement que les musulmans de France ne seraient pas émus devant l’incendie de Notre Dame de Paris parce que c’est un édifice de la chrétienté?
Ce 27 mars 2022, sous un ciel bleu et un soleil radieux, au Trocadéro, ces déclinaisons de l’assimilation vertueuse des étrangers (les musulmans) en France traduisaient une tartufferie que lui seul, issu d’une famille juive d’Algérie, serait capable de décliner légitimement pour sauver la France du suicide.
Cependant, outre cette leçon abracadabrantesque, la partie la plus surjouée du personnage était condensée dans un autre mot-clé: «la vérité». La fameuse «vérité». En 2021, il engrangeait les dividendes politiques d’une décennie où le politiquement correct était honni par ceux qui voulaient crier à tue-tête leur «vérité» aux Français, ne plus être bâillonnés par «les gauchistes».
Ainsi, en 2009 par exemple, lors d’un débat télévisé sur l’intégration, à propos des contrôles au faciès, il lançait: «Les Français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont Noirs et Arabes, c’est un fait.» Il argumentait: «C’est une vérité!... Je dis juste qu’ils sont contrôlés plus souvent parce qu’il y a plus de délinquance parmi eux. Demandez à n’importe quel policier.» On restait béat. Que signifiait chez lui «les Noirs et les Arabes?» Quant à sa fameuse «vérité», pour l’attester, il proposait de faire témoigner «n’importe quel» policier. C’était l’évidence.


Jurer que les «blancs» sont discriminés, chez eux, dénoncer l’islamisation de la France et ceux qui s’opposaient à cette «réalité» étaient les ingrédients de la «vérité» des extrémistes de droite décomplexés.


Chez les politiques d’extrême-droite, hameçonner le public avec «la vérité» a toujours servi à se démarquer de la gauche et de la droite républicaine. Vilipender les «tyranneaux de l’antiracisme», jurer que les «blancs» sont discriminés, chez eux, dénoncer l’islamisation de la France et ceux qui s’opposaient à cette «réalité» étaient les ingrédients de la «vérité» des extrémistes de droite décomplexés. Tous les autres étaient des menteurs qui cachaient la vérité aux Français.
Au Trocadéro, Zemmour a simplement réactivé ce combustible fécond en livrant une diatribe digne de La Vérité si je mens! «… Des amis me disent que je ne devrais pas dire ça et ça parce que va allait déplaire à certains, je réponds que je leur dirai parce que c’est vrai. C’est la vérité, difficile à dire, la vérité difficile à entendre, la vérité difficile à admettre, la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, parce que la vérité plaît au peuple français. Nous sommes le vote de la vérité. Dire la vérité, c’est être libre, grand, debout. Mettre notre bulletin dans l’urne dans deux semaines, c’est faire gagner la vérité et quand la vérité gagne, c’est la France qui est victorieuse.» On n’en croit pas ses oreilles. Surtout quand il se dit outré d’être traité de raciste.
 S’adressant aux musulmans de France, sans vergogne, le multirécidiviste affirmait qu’il y avait méprise sur ses intentions. «Les journalistes et les politiciens vous mentent. Ils vous font croire que je veux vous empêcher de pratiquer votre religion, c’est faux.» Ces fourbes complotent donc contre lui et, par association, contre les Français. D’où cette polémique lancée, selon lui, par eux après son discours du Trocadéro sur les «Macron assassin» scandés par ses partisans.
Les médias et ses adversaires politiques ne supporteraient pas d’entendre la vérité qu’il dénonce. On continue de s’étrangler, davantage encore avec le texte transmis à la presse après sa prestation au Trocadéro. Ils «ont fait semblant de ne retenir qu'un mot, “assassin”, lancé sans réfléchir par les plus troublés, les plus blessés, les plus révoltés d'entre nous à l'évocation des victimes du terrorisme.» Voilà qui en dirait long sur la censure dont serait victime la France.
«Si nos accusateurs n'ont conservé de cette heure de discours qu'une poignée de secondes, c'est parce qu'ils désirent frénétiquement enterrer la vérité. Elle a provoqué dans leurs minuscules esprits une peur panique. Elle est bien trop grande pour eux. La vérité les dépasse, eux qui ont passé leur vie à mentir». Vingt-trois: c’est le nombre de fois qu’il a utilisé le mot «vérité» dans son texte. Il l’aura emprunté à son ami Donald Trump qui, un mois auparavant, avait lancé son réseau social surnommé: «Truth (“vérité”) social» pour se refaire une santé.


Éric Zemmour a tailladé la politique lors de son passage. La plaie est désormais ouverte.


Outre sa conception de l’assimilation, c’est ce mot «vérité» qui m’a le plus frappé dans le discours du Trocadéro. Comme Trump, Zemmour martelait qu’il était le détenteur de la vérité, que les journalistes voulaient le bâillonner parce que sa vérité était la réalité et qu’elle ne pouvait être déniée puisque c’est lui-même qui l’énonçait. La mystification est impressionnante. Totalisante. Il n’y a plus de vrai, de faux, de vérité factuelle.
Monsieur Zemmour veut être cru. Sa vérité est infalsifiable. Indiscutable. C’est sa chose. Ceux qui la lui contestent mentent. Des journalistes! Il fustige: «Je comprends pourquoi les gens détestent les journalistes!» Son indécence, son cynisme sont distillés au public sans aucune honte. Il y a déjà trente ans, Jean-Marie Le Pen dénonçait «l’establishment» qui, disait-il, voulait le bâillonner pour l’empêcher de dire la vérité aux Français. Voilà ce que nous ressert aujourd’hui Éric Zemmour: la mort de la réalité et l’avènement de la «post-vérité».
Malgré leurs stratégies mystificatrices d’accès au pouvoir, lui et Trump ont perdu les élections, mais leur confiscation de «la vérité» à des fins privées va faire des petits. Nul doute qu’à l’avenir, la prolifération de ces prophètes de la vérité va défier les démocraties dans le monde entier et enfermer les générations à venir dans des cloisonnements, des clivages artificiels, des entre-soi, des fantasmes, des affects. Et des guerres. Car l’autre, celui qui apporte la contradiction, le débat argumenté, n’aura plus aucune place. Il sera un paria dans le débat.
Éric Zemmour a tailladé la politique lors de son passage. La plaie est désormais ouverte. Il aura été un de ces sophistes, maître de la rhétorique et de l’art de parler en public dans la Grèce ancienne, qui produisaient des effets de persuasion sur les gens, sans chercher la vérité, seulement à plaire. Il a perdu, mais attention, un train peut en cacher un autre.

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.