Démocratie en Afrique de l’Ouest : l'alternance bloquée

(John WESSELS/AFP)
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Publié le Mardi 20 octobre 2020

Démocratie en Afrique de l’Ouest : l'alternance bloquée

Démocratie en Afrique de l’Ouest : l'alternance bloquée
  • Le verrou de la limite constitutionnelle de deux mandats a été institué dans la plupart des démocraties africaines naissantes pour garantir l'alternance pacifique dans des contextes marqués par le lourd legs de l'autoritarisme militaire
  • Les cadres de régulation du pluralisme politique sont souvent, en Afrique, déconnectés du paysage politique réel

Les deux grands pays de l'Afrique de l'Ouest que sont la Guinée et la Côte d'Ivoire affrontent actuellement un défi similaire, ayant trait à leurs modèles démocratiques, issus de trajectoires différentes, mais sujets aujourd'hui à des enjeux comparables.

Ces deux pays sont en effet à l'origine de deux approches antinomiques qui se sont dessinées dans la région ouest-africaine à la veille des indépendances « arrangées » en concertation avec les autorités coloniales françaises. C'est ainsi que la Guinée, sous la houlette du leader et tribun charismatique Ahmed Sekou Touré, a choisi unilatéralement la séparation de l'Union française en 1958, s'exposant à la rude réaction du gouvernement gaulliste. La Côte d'Ivoire du vieux sage Félix Houphouët-Boigny a opté pour l'autonomie interne dans le cadre de rapports spéciaux avec la France, entraînant le reste des pays de l'Afrique occidentale dans son sillon.

Les chemins des deux leaders syndicalistes, qui se sont côtoyés dans les assises du grand parti panafricain Le Rassemblement démocratique africain (RDA), ont divergé sensiblement depuis le début des années 1960, quand Sekou Touré est devenu la tête d'affiche du pôle gauchiste radical africain allié du camp socialiste (soviétique et chinois), alors que Houphouët-Boigny continuait de jouer le rôle de pièce maîtresse de la politique française en Afrique réinvestie dans les fameux « réseaux de la France-Afrique. »

Les deux pays, longuement épargnés par les régimes militaires qui ont dévasté la plupart des pays africains, sont passés par des périodes troubles après la disparition des pères fondateurs.

La Guinée a connu son premier putsch après la mort de Sekou Touré en 1984, et la Côte d'ivoire l'a suivie en 1999 après une transition mouvementée qui a sonné le glas du « miracle ivoirien » du « vieux » Boigny décédé en décembre 1993.

Les deux présidents actuels ont des parcours différents. Le Guinéen Alpha Condé au pouvoir depuis 2010 est la figure de proue du mouvement contestataire gauchiste. Il est de tous les combats politiques depuis les années 1970 et a connu de ce fait les geôles et les exils. L'Ivoirien Alassane Ouattara, élu à la présidence en 2010, est le prototype du brillant technocrate au parcours administratif sans faute et était de ce fait l'un des dauphins déclarés du père de la nation Houphouët-Boigny.

Le contournement controversé de la Constitution

Ce qui rapproche aujourd'hui les deux chefs d'État qui briguent leur troisième mandat lors des élections prévues ce mois-ci, c’est qu'ils ont procédé de manière analogue à la révision controversée de la Constitution régulant les institutions politiques, pour contourner les barrières légales qui limitaient le mandat présidentiel, exposant ainsi leurs pays à des crises institutionnelles et politiques internes graves.

Il y a lieu de rappeler ici que le verrou de la limite constitutionnelle de deux mandats a été institué dans la plupart des démocraties africaines naissantes pour garantir l'alternance pacifique dans des contextes marqués par le lourd legs de l'autoritarisme militaire. Cependant, un grand nombre de chefs d'État africains ont fini par faire sauter ce verrou dissuasif cherchant ainsi à se maintenir au pouvoir. Les crises de croissance des démocraties africaines relèvent essentiellement de ces initiatives suspectes qui ont été la cause directe des guerres civiles ou de mouvements de contestation armés dans plusieurs pays.

Les élections pluralistes, qui sont censées trancher librement et pacifiquement les antagonismes sociaux et politiques, sont devenues en Afrique des échéances de conflictualité brutale susceptibles de dégénérer en guerre ou en inimitié, transformant le modèle démocratique africain en modèle de nécropolitique selon le néologisme forgé par Achille Mbembe.

Le discours légaliste formel, en se référant au principe de souveraineté populaire absolue et inaliénable pour défendre les amendements constitutionnels bloquant l'alternance au pouvoir, finit par miner les fondements et les conditions minimales de la démocratie pluraliste dans des sociétés qui manquent de structures égalitaires, de culture citoyenne et de conscience individuelle libre. Les mécanismes procéduraux légaux sont dans ces contextes les seules garanties objectives d'une alternance pacifique et apaisante.

Les cadres de régulation du pluralisme politique, qui portent dans leurs contextes initiaux en Occident les marques des mouvements libertaires et des luttes d'émancipation sociale, sont souvent, en Afrique, déconnectés du paysage politique réel.

Le champ politique africain est en large partie déterminé par l'écart grandissant entre les référents légaux institutionnels du système constitutionnel et les enjeux sociaux réels. Cela se traduit par un modèle hybride d'autoritarisme compétitif (Competitive Authoritarianism, Steven Levitsky) qui instrumentalise les mécanismes d'élection comme leviers de domination arbitraire.

En ce sens l'expérience ouest-africaine est édifiante.

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.