De la réforme de l’orthographe : Chapeau bas!

Cette photo montre le bâtiment de l'Institut de France abritant l'Académie française le 25 juillet 2019 à Paris. (Photo, AFP)
Cette photo montre le bâtiment de l'Institut de France abritant l'Académie française le 25 juillet 2019 à Paris. (Photo, AFP)
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Publié le Mardi 12 juillet 2022

De la réforme de l’orthographe : Chapeau bas!

De la réforme de l’orthographe : Chapeau bas!
  • Aujourd’hui, on parle de ces réformateurs comme d’un clan de modernistes et de l'Académie française comme d’un fief de conservateurs
  • Pour l’étymologiste, les mots, en plus d’une âme, ont une mémoire

En suivant l’épopée des arrangements avec l’orthographe, chez les défenseurs de la langue française, j’ai pris conscience d’un paradoxe déconcertant: à chaque nouvel épisode de la querelle autour de la sempiternelle réforme, on nous ressort immanquablement le malheureux «nénuphar». Les réformateurs, qui préfèrent la forme «nénufar», sont ainsi accusés de prêcher «l'abandon des lettres grecques» (En l’occurrence, phi: φ).

Des réformateurs difficiles à réformer!

Aujourd’hui, on parle de ces réformateurs comme d’un clan de modernistes et de l'Académie française comme d’un fief de conservateurs. Or, au XIIIe siècle, déjà, le mot avait deux formes: neufar, neuenufar! Et en 1694, la toute première édition du Dictionnaire de l'Académie française consignait déjà la forme «nénufar», avec un «f»! Le jour où, lors d’une conférence, j’avais signalé cette antériorité, un jeune auditeur avait lancé à la cantonade: «Pourquoi faire simple (avec un «f») quand on peut faire compliqué (avec un «ph»)? En effet…

Il faut savoir que ce «ph» ne s'était imposé qu'à partir de 1935, avec la légende de Nymphéa qui, brûlant de la jalousie que lui inspirait Hercule, fut transformée en cette plante aquatique baptisée «nymphæa», d'où nous serait venu «nénuphar». Sauf que ce mot n’est ni d’origine grecque ni d'origine latine, mais bel et bien d’origine arabo-persane (de l’arabe nīnoūfār: نينوفار (

À l’époque, en effet, c'était la grande mode d'helléniser ou de latiniser les mots étrangers, notamment par l’ajout d’un ph, comme dans «camphre, «naphte» ou «saphène», autres mots d’origine arabe. «Saphène» est le nom d’une veine, d’un vaisseau sanguin situé dans les jambes et les cuisses, et le mot vient de l’arabe سفينة:» safina», qui veut dire justement «vaisseau» (en terme maritime). 

Du reste, les réformateurs ne sont pas si novateurs qu’ils le croient: Marcel Proust soi-même l’écrivait «nénufar». Oui, avec un f. Un enseignant belge à la retraite, Henry Landroit pour le nommer, a peut-être trouvé la bonne explication à l’insistance de nos réformateurs. Dans cette nouvelle querelle des anciens et des modernes, si les conservateurs s’opposent à la réforme, c’est, nous dit-il avec un sens de l’humour plus subtil qu’on ne le pense en France, c’est «probablement qu’à leurs yeux un nénuphar avec ph s'étale plus paresseusement sur l'eau qu'avec un f?»

Ôtez-moi ce chapeau que je ne saurais voir!

Le poète Lamartine se demandait si les «objets inanimés» avaient une âme. Pour l’étymologiste, les mots, en plus d’une âme, ont une mémoire. Et c’est de cette mémoire que témoigne justement l’accent circonflexe, comme trace et marqueur mnésique d’un «s» qui serait, pour ainsi dire, victime d’une épuration lexicographique abusive. 

L’accent circonflexe, ce n’est ni plus ni moins que la trace d’un «s» disparu. Exemples: hôpital, hospitalisation; bête, bestial; pâtre, pasteur; forêt, forestier… Et il n’y a pas que le chapeau qui dérange nos réformateurs: ils veulent également supprimer le «i» du mot «oignon»!

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Certes, que vient faire ce «i» qui n’est même pas prononcé? Et puis, après tout, si en épluchant (sic) ce «i», nos yeux vont moins larmoyer, pourquoi pas? Mais ôter le «chapeau» au château, c’est un peu comme si on en rasait la toiture, non? Et que l’on fasse de même avec le mot «bêtise», est-ce que la bêtise humaine va pour autant gagner en finesse? Et, le must, si j’ose dire, on l’a avec le mot «chômage»: cette fois, les réformateurs peuvent être entendus par les politiques, comme le suggère cette belle caricature: 

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Que l’on réforme par souci de simplification, on peut le comprendre. Qu’en épluchant le «i» du mot «oignon», nos yeux vont être épargnés, on veut bien le croire. Mais si, en privant l’âme de son «chapeau», on croit réduire le vague à l’âme chez nos écoliers, après avoir fait tomber celui de la cime dans l’abîme, on se leurre!... Comment, donc, ne pas voir dans la suppression que l’on nous promet de l’accent circonflexe du mot hôpital une atteinte à l’intégrité du mot, voire de l’édifice? 

Force restera à la mémoire des mots

En somme, les prétendus réformateurs veulent faire dans l’économie comme les grandes entreprises font dans la délocalisation! Et c’est ainsi que la langue perd un peu de son âme, un peu de sa mémoire, et finit par perdre en identité ce qu’elle gagne prétendument en économie

Pourquoi les réformateurs n’auront pas le dernier mot… C’est que la Commission de l’Académie française qui, en 1990 déjà, s’était penchée sur l’utilité ou l’inutilité de l’accent circonflexe, avait établi des exceptions. Ce qui, soit dit en passant, est le propre de la langue française, et les francophones ne le savent que trop, surtout les élèves en cours de F.L.E (Français, langue étrangère) qui en souffrent, tous et toutes et sans… exception!

Voici ce qu’écrivait le Premier ministre français de l’époque, répondant au compte-rendu établi par Maurice Druon, secrétaire perpétuel de l’Académie française:

«Vous avez confié au Conseil la tâche d’améliorer l’usage de l’accent circonflexe, source de nombreuses difficultés. Après avoir examiné cette question avec la plus grande rigueur et en même temps la plus grande prudence, il est apparu qu’il convenait de conserver l’accent circonflexe sur les lettres a, e et o, mais qu’il ne serait plus obligatoire sur les lettres i et u, sauf dans les quelques cas où il est utile: la terminaison verbale du passé simple et du subjonctif imparfait et plus-que-parfait, et dans quelques cas d’homographie comme jeûne, mûr et sûr»1.

Voilà qui est on ne peut plus raisonnable, non? Car cela signifie que les mots «château», «forêt» et «hôpital» peuvent conserver leur… chapeau, alors qu’aujourd’hui, on peut faire le pître ou le pitre, cela ne change rien à ce l’on fait, même si votre correcteur automatique souligne en rouge la première forme. Sic. Et cependant, nombre d’incorrigibles (sic) réformateurs continuent de réclamer la disparition du malheureux accent circonflexe sans lequel il ne saurait y avoir ni chômage ni… impôts! Chapeau bas, oui!

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.