Élection américaine: les nouveaux enjeux politiques

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Publié le Lundi 09 novembre 2020

Élection américaine: les nouveaux enjeux politiques

Élection américaine: les nouveaux enjeux politiques
  • La crise qui secoue depuis des décennies le modèle américain peut être décrite comme une régression notoire des promesses de libertés égalitaires qui ont constitué la spécificité de la démocratie américaine
  • L'impact de la religion en Amérique n'a aucune influence sur la nature des lois ou sur le processus de décision publique. Il est en revanche décisif dans la vie civique et les mœurs sociales

La dernière élection américaine a démontré, au-delà des prises de position passionnées vis-à-vis du duel compétitif, des lourdes tendances qui affectent profondément le champ politique de la plus grande «démocratie occidentale».

L'angle d'analyse en vogue est marqué par un diagnostic socio-culturel axé sur les divisions ethniques et communautaires de la société américaine. Le phénomène politique traduit sous cet angle les schismes et antagonismes dus au modèle de migration qui a largement façonné la société américaine.

La ligne de fracture qui divise actuellement la société américaine passe de ce fait par les querelles d'identité exacerbées par les contrastes et les disparités économiques dans le contexte d'une mondialisation dérégulée.

Cette analyse communément admise, pèche cependant par simplisme réducteur et ne prend pas en compte les deux problématiques constitutives du débat politique américain.

La première concerne le cadre institutionnel de la communauté politique nationale issue des mouvements continus de migrations, sans mémoire collective, ni récit fondateur. La révolution américaine a eu comme grande spécificité la concomitance entre le mouvement d'indépendance (de la tutelle anglaise) et la constitution de la société politique sur «les promesses mutuelles» entre les colons liés par l'expérience de liberté effective précédant même le pacte fondateur de l'État.

La ligne de fracture qui divise actuellement la société américaine passe de ce fait par les querelles d'identité exacerbées par les contrastes et les disparités économiques dans le contexte d'une mondialisation dérégulée.

Cette grille d'analyse qui remonte à Hannah Arendt a le privilège de nous montrer la grande différence avec la Révolution française qui a enchanté tous les esprits des Lumières en Europe. La Révolution française fut précédée par une dynamique réussie d'institution d'une entité nationale solide et d'un État-nation fort, fruit de la double révolution industrielle et capitaliste et de la philosophie des Lumières. Le souci majeur de la classe politique française a toujours été, de la prise de la Bastille à aujourd'hui, de concilier les impératifs du nationalisme unificateur et universaliste et les modalités de régulation du pluralisme politique. La démocratie américaine, en défaut de cet imaginaire national, s'est inscrite dans l'idéal de l'avenir radieux, le pacte politique est ainsi ouvert pour toujours, d'où l'aspect messianique du modèle américain souvent signalé par les chercheurs et spécialistes de l'Amérique.

La crise qui secoue depuis des décennies le modèle américain peut donc être décrite comme une régression notoire des promesses de libertés égalitaires qui ont constitué la spécificité de la démocratie américaine.

Le politologue américain Francis Fukuyama, célèbre par sa théorie controversée sur «la fin de l'histoire», s'est attaché dans son livre Identity: The Demand for Dignity and the Politics of Resentment (2018) à élucider cette crise politique profonde, en la faisant remonter aux luttes communautaires pour les droits civiques entamées par les mouvements de gauche depuis les années 1960, et qui s'est métamorphosée en enjeux identitaires mobilisés par la droite populiste conservatrice dans sa défense revendiquée d'une mythique race originelle américaine.

La deuxième problématique a trait au rôle des mouvements religieux dans la vie politique américaine. On remarque de nos jours le poids grandissant et déterminant des églises évangéliques dans l'échiquier électoral américain, ce rôle n'est toutefois pas récent, ni la preuve d'une déviation grave de la laïcité américaine. Ce phénomène a été minutieusement étudié par Alexis De Tocqueville dans son ouvrage classique De la démocratie en Amérique dans lequel il démontre que l'impact de la religion en Amérique n'a aucune influence sur la nature des lois ou sur le processus de décision publique. Il est en revanche décisif dans la vie civique et les mœurs sociales. Les églises sont séparées de l'État, mais la religion civile constitue le socle du pacte social et le mode de légitimation de la notion même de liberté.

C'est ainsi qu'on a toujours dit de la société américaine qu'elle était laïque mais non sécularisée du fait du poids capital de la religion dans la vie civile et dans les choix identitaires.

Si la religion est devenue un enjeu politique primordial au cours de la dernière élection, c'est donc l'effet perceptible d'une nouvelle ligne de fracture entre un nationalisme conservateur qui persiste à confier au religieux un rôle déterminant dans l'identité sociale et publique et un mouvement libéral et séculariste («à l'européenne») qui traduit des tendances émergentes dans la nouvelle société américaine.

 

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.