17 octobre 1961-17 octobre 2022, de la France de Maurice Papon à celle de Karim Benzema

L'attaquant français du Real Madrid Karim Benzema reçoit le Ballon d'Or lors de la cérémonie de remise du Ballon d'Or France Football 2022 au Théâtre du Châtelet à Paris le 17 octobre 2022. (Photo de FRANCK FIFE / AFP)
L'attaquant français du Real Madrid Karim Benzema reçoit le Ballon d'Or lors de la cérémonie de remise du Ballon d'Or France Football 2022 au Théâtre du Châtelet à Paris le 17 octobre 2022. (Photo de FRANCK FIFE / AFP)
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Publié le Mardi 18 octobre 2022

17 octobre 1961-17 octobre 2022, de la France de Maurice Papon à celle de Karim Benzema

17 octobre 1961-17 octobre 2022, de la France de Maurice Papon à celle de Karim Benzema
  • «Quand je marque, je suis Français; quand je ne marque pas, je suis Arabe»
  • Premier président français né après la guerre d’Algérie, M. Macron est le premier de la Cinquième République à se rendre sur un lieu de mémoire pour cette commémoration du 17 octobre 1961

Bien sûr, aujourd’hui, vedette mondiale des Bleus et du Real Madrid… On ne fait plus le bilan de Karim Benzema, tant son palmarès est éloquent, mais il ne faut pas oublier l’Histoire. Les médias n’ont jamais épargné ce fils d’immigrés algériens né à Lyon en 1987. Quand les Bleus perdaient, les critiquent l’assaillaient. Héros de la Coupe du monde de 2014, il subissait de sévères attaques sous prétexte qu’il ne chantait pas La Marseillaise! Dans une interview à Madrid, il déclarait: «Quand je marque; je suis Français, quand je ne marque pas, je suis Arabe.»

Jérôme Béglé, journaliste, l’invectivait dans un article violent, teinté de racisme: «… C'est dans la capitale des Gaules que le jeune malappris a été éduqué au football – seulement au football visiblement. Il devrait être animé par un devoir de reconnaissance, voire de respect à l'égard d'un club, d'une ville, d'un pays, qui ont cru en lui… qu'il ne foule pas aux pieds les symboles d'une nation qui l'a fait roi… l'enfoiré, c'est lui!» Ses détracteurs pouvaient se réjouir, puisque sa carrière en équipe de France se terminait fin 2015, après l’affaire de la vidéo pour laquelle il était mis en examen. Le Premier ministre, Manuel Valls, en personne, demandait son exclusion des Bleus. Du jamais-vu.

«Il a été sacrifié sur l’autel “du beur qui a réussi”», écrivait un journaliste du Monde. Pour le célèbre entraîneur Guy Roux, son éviction était «le fruit d’un racisme alimenté par des préjugés qui n’ont laissé aucune place à la présomption d’innocence... Si Benzema a été privé de l’Euro, c’est en raison de ses origines! Il faut avoir le courage de le dire. S’il s’appelait Jean-Claude et était né à Brest, on ne parlerait pas autant de cette affaire. […] Mais son problème est de s’appeler Karim. C’est déplorable…» Noël Le Graët, président de la Fédération française de football (FFF), ajoutait: «… Parce que j’aime bien Benzema, on a l’impression que je deviens quelqu’un de malhonnête. Il faut dire quoi? À mort l’Arabe? Qu’est-ce que c’est que tous ces gens qui m’écrivent pour me dire “Benzema dehors”? Certainement pas!… Je n’ai jamais vu un tel traitement médiatique. Jamais.»

En octobre 1961, d’autres Algériens pleuraient aussi en France, à Paris, pour d’autres raisons.

L’affaire de la vidéo a duré six ans. Le tribunal a estimé que Karim était personnellement impliqué. Il a fait appel, mais épuisé par la procédure, il renonçait en juin 2022 et acceptait sa condamnation. En 2016, Karim disait son amertume: «Je suis énervé... On m'a sali, par rapport à ma famille. Me voir sur toutes les chaînes… Comme si j'étais un terroriste. Je suis dégoûté… C'est plus la souffrance de mes parents qui me fait mal, quand tu vois ton père et ta mère qui pleurent.»

En octobre 1961, d’autres Algériens pleuraient aussi en France, à Paris, pour d’autres raisons. Alors que la guerre d’Algérie se terminait, que la tension entre la police parisienne, dirigée par Maurice Papon, et le Front de libération nationale (FLN) allait crescendo, un couvre-feu était imposé, uniquement pour les «Français musulmans d’Algérie» (FMA). Pour le défier, le FLN appelle alors, le 17 octobre 1961, hommes, femmes et enfants à défiler massivement pour l’Algérie algérienne dans la capitale, pacifiquement, proprement, comme le Hirak en Algérie en 2019. Dans la soirée, vingt à trente mille Algériens se retrouvaient dans les rues.

Vite, de fausses informations signalant plusieurs policiers morts et blessés circulaient. La manifestation est durement réprimée. Des Algériens sont assassinés: tabassés dans la rue, dans les centres d’identification, jetés dans la Seine ou bien abattus par balle. Entre cent vingt et deux cents sont tués. Douze mille sont arrêtés. Dès le lendemain, la préfecture, couverte par l’Élysée de De Gaulle, dresse officiellement un bilan de trois morts… attribués à des affrontements entre Algériens. Les historiens évoquent une «répression d’État la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’Histoire contemporaine».

En 2021, Emmanuel Macron était attendu pour le soixantième anniversaire, dans un contexte franco-algérien tendu par sa sortie sur un «système politico-militaire» algérien «fatigué», fondé sur la «haine de la France», et une «rente mémorielle».

Puis les années qui suivent installent une omerta autour du 17 octobre 1961. Les langues commencent à se délier dans les années 1980 avec les enfants d’immigrés algériens, comme l’écrivain Mehdi Lalaoui, et ceux qui ont été témoins des tueries à Paris. En 1991, une avancée vers la connaissance et la mémoire de cet événement s’opère avec le livre de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, 17 octobre 1961. Il balaie la version officielle de l’État et il évoque un bilan humain de plus de deux cents morts. L’enjeu mémoriel s’aiguise et divise.

Dix ans plus tard, en 2001, au côté du maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë, inaugurant une plaque à la mémoire de ces Algériens tués, aucun ministre ni membre de l’État ne s’est associé. Dix ans plus tard, encore, en 2012, le président, François Hollande, reconnaissait enfin, dans un communiqué, au nom de la République, une «sanglante répression».

En 2021, Emmanuel Macron était attendu pour le soixantième anniversaire, dans un contexte franco-algérien tendu par sa sortie sur un «système politico-militaire» algérien «fatigué», fondé sur la «haine de la France», et une «rente mémorielle». Il déposait une gerbe à la hauteur du pont de Bezons, emprunté en octobre 1961 par les manifestants qui arrivaient du bidonville de Nanterre. Premier président français né après la guerre d’Algérie, il est le premier de la Cinquième République à se rendre sur un lieu de mémoire pour cette commémoration du 17 octobre 1961. L’eau a coulé sous le pont.

Ironie de l’Histoire, ce 17 octobre 2022, un fils d’immigrés algériens, Karim Benzema, vedette des Bleus, pourra enfin souffler et savourer, après les diatribes antialgériennes, antiarabes, islamophobes qu’il a endurées six longues années. Ce jour historique, il recevra le Ballon d’or au théâtre du Châtelet à Paris. Consécration ultime pour un footballeur. Le deuxième joueur français à la recevoir. En pleine embellie avec l’Algérie, le président Macron pourrait bien le recevoir à l’Élysée, histoire de soigner ses bleus en ces temps de pénurie.


Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.