«Cancel-culture» et «wokisme», cette novlangue qui gangrène les débats en France

Cette «culture» de l’ostracisation, par «l’annulation», fait des victimes toutes catégories (Photo fournie).
Cette «culture» de l’ostracisation, par «l’annulation», fait des victimes toutes catégories (Photo fournie).
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Publié le Jeudi 12 janvier 2023

«Cancel-culture» et «wokisme», cette novlangue qui gangrène les débats en France

«Cancel-culture» et «wokisme», cette novlangue qui gangrène les débats en France
  • On observe une multiplication de mots et de concepts nouveaux qui gangrènent les débats dans les médias, sur les réseaux sociaux, jusqu’au sein des universités
  • Ce phénomène a été jugé d’un intérêt tel qu’un collectif d’auteurs en a fait un sujet dictionnairique

Depuis quelques années, on observe une multiplication de mots et de concepts nouveaux qui gangrènent les débats dans les médias, sur les réseaux sociaux, jusqu’au sein des universités! Signe de créativité ou simple distraction d’intellectuels en quête de sens: une espèce de «sport cérébral», pour reprendre le titre d’une célèbre revue de mots croisés… Il n’empêche que le phénomène a été jugé d’un intérêt tel qu’un collectif d’auteurs en a fait un sujet dictionnairique (1): de cancel-culture à woke, en passant par décolonial, indigénisme, etc.

«Cancel-culture»: quèsaco?
Le mot «cancel», nous assure-t-on, est emprunté à l’anglais to cancel: «annuler». Ce que l’on considère comme anglicisme n’est en fait qu’un vieux mot français (normand), qui s’écrivait avec deux «l», et signifiait, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL): «biffer, rayer par des croix», et, par extension: «annuler, détruire». Au Québec, on peut dire aussi bien: «canceller un rendez-vous» (pour «annuler», donc). Le même verbe peut être employé au sens de «boycotter», voire de «dénoncer».

Et c’est le cas, depuis cinq ans environ, avec, comme victimes: acteurs, écrivains, sportifs, politiques. Ainsi, l’acteur Omar Sy, qui s’est distingué récemment par sa «vision» critique de la guerre en Ukraine telle qu’elle est traitée par les médias (auxquels il reproche, à raison, une compassion sélective dans leurs reportages et commentaires), fut déjà ostracisé et menacé de boycott «au motif qu’il avait joué le rôle d’un flic alors que, par ailleurs, il s’était élevé contre les violences policières» (2). Et, du coup, voilà que les détracteurs de la cancel-culture appellent à boycotter le film Tirailleurs! Et à «annuler» une légende du football. Étonnant, non?...

Cette «culture» de l’ostracisation, par «l’annulation», fait des victimes toutes catégories: «Pratique consistant à retirer son soutien à une personne parce qu’elle a dit ou fait quelque chose jugé inconvenant ou offensant.» (3) Mais là où elle atteint la démesure, selon ses détracteurs, c’est lorsqu’elle se revendique du mal du siècle: le «wokisme».

«Le wokisme, une arme de disqualification massive»

Et pourtant, quel joli mot que ce «woke», ou «awake»! Pour dire «éveillé». Vigilant, en somme. Cela renvoie aux années 1960, au I had a dream! de Martin Luther King. C’est de cette année 1963 que l’appel à la vigilance fut lancé: après le rêve, la conscience en éveil. Le mot «awake» n’était pas encore prononcé mais il était dans l’esprit de l’orateur. Et ce «réveil», appelant à la vigilance, gêne les belles âmes qui, aujourd’hui et en France, dénoncent le «wokisme», après l’avoir lesté de ce suffixe péjoratif qui l’associe à d’autres concepts en «isme» comme «islamogauchisme», un concept dont j’ai montré ailleurs l’incohérence sémantique (4).

«Woke», nous dit le Dictionary Thesaurus, signifie «être conscient et activement attentif aux faits et problèmes importants (en particulier les problèmes de justice raciale et sociale). Le mot est originaire de l'anglais afro-américain et s'est répandu à partir de 2014 dans le cadre du mouvement Black Lives Matter. À la fin de cette même décennie, il était également appliqué par certains comme un péjoratif général pour quiconque est ou semble être politiquement de gauche» (5).

Et voilà où se situe la mauvaise foi des «anti-woke»! Autrement dit, militer pour la justice sociale et contre toutes les discriminations mériterait persiflage et récrimination, avec les mêmes arguments que ceux par lesquels on fustigeait le communisme et ses avatars… Jusqu’à pousser des ministres à dénoncer le mouvement «Woke» comme une menace pour la cohésion sociale qui risque de saper les fondements de la République! Des ministres, et pas seulement: pas moins de 80 intellectuels, des médiatiques aux béni-oui-oui assumés, ont signé une pétition dans Le Point (6), dénonçant ce qu’ils appellent le «décolonialisme», une «idéologie aux relents totalitaires», qui, selon eux, «s’insinue à l’université et menace les sciences humaines». Le monde à l’envers: fustiger un mouvement qui dénonce les discriminations et les inégalités comme d’autres fustigent les immigrés et tout particulièrement les musulmans!

Heureusement que des esprits demeurent en éveil. Parmi ceux-ci, Clément Viktorovitch, spécialiste en rhétorique, qui met sa chaîne YouTube (Aequivox) au service des citoyens, avec ses analyses aussi fines qu’accessibles des discours politiques. Voici, en résumé, sa position sur France Info:
«On peut tout à fait débattre du caractère systémique ou non, des inégalités et des discriminations. On peut parfaitement discuter de la légitimité des actions utilisées par une partie des militantes et militants, qu’il s’agisse d’appeler au boycott d’une œuvre, ou à la mise au ban d’une personnalité. Mais les oratrices et les orateurs qui critiquent le prétendu “wokisme” se contentent de jeter le mot au visage, sans chercher à le circonscrire. En rhétorique, cela porte un nom: c’est ce que l’on appelle “la technique de l’épouvantail" (7).

Pour un autre ««éveilleur», le sociologue Michel Wieviorka, «La critique du woke ne répond pas aux interpellations d’intellectuels africains tel Achille Mbembe, expliquant que les valeurs universelles ont souvent servi à accompagner la domination coloniale (…). Ceux qui ne considèrent que les excès du woke pensent dans les catégories d’une République abstraite, ignorante des réalités sociales» (8). Ainsi, s’il est des «mots qui fâchent», il en est d’autres qui remettent les pendules à l’heure.

(1) «Les mots qui fâchent» (Ed. L’Aube).
(2) Carnet du Linguiste
(3) Idem
(4) Notre chronique-vidéo
(5) Merriam-Webster
(6) Le Point
(7) FranceInfo TV
(8) «Les mots qui fâchent» (Ed. L’Aube).

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.