DUBAÏ: Ce n’était pas censé se produire aussi rapidement. Cela fait tout juste cinq ans que l’Arabie saoudite a donné le coup d’envoi de son envol cinématographique après une interdiction de trente-cinq ans. Le projet du Royaume visait non seulement à ouvrir des cinémas dans tout le pays, mais aussi à construire sa propre industrie cinématographique pour les remplir. Si, dans un premier temps, les superproductions internationales devaient remplir les salles, il était prévu que les talents du Royaume se développeraient, lentement, mais sûrement, et qu’un jour, peut-être, un film saoudien pourrait battre des records au box-office.
En cinq ans, un film saoudien a déjà réussi à le faire: il s’agit de Sattar, réalisé par l’humoriste, acteur, scénariste et producteur Ibrahim Alkhairallah. Dans les semaines qui ont suivi sa sortie dans le Royaume le 29 décembre, le long-métrage est non seulement le film saoudien le plus rentable de tous les temps, mais aussi le premier film saoudien de l’histoire du box-office du pays à être classé cinquième, dépassant des superproductions comme Avatar: La voie de l’eau et Avengers: Endgame.
«Le meilleur dans tout ça, c’est que le film est sorti depuis deux mois et qu’il ne montre aucun signe de ralentissement», raconte M. Alkhairallah à Arab News. «Nous espérons qu’en fin de compte, il deviendra le film en langue arabe le plus rentable de l’histoire du box-office saoudien, ce qui nous placerait aussi à la troisième place de la liste des films les plus vus.»

Qui aurait pu prédire un tel succès? «Je l’avais prédit», lance M. Alkhairallah avec un sourire. «Bien sûr que je l’avais prédit. Après tout, le film n’était pas bon marché. Je devais donc avoir confiance en ce que je produisais. Je savais dès le départ que nous devions vendre 500 000 billets pour atteindre le seuil de rentabilité. J’étais convaincu que nous pouvions y arriver, même si beaucoup de gens me prenaient pour un fou à l’époque.»
Il est logique que le film d’Ibrahim Alkhairallah, qu’il a produit et coécrit et dont il est l’un des acteurs (sous la direction d’Abdallah al-Arak), soit sorti une semaine après la suite d’Avatar dans son pays d’origine, car sa confiance et son ambition rappellent celles du réalisateur d’Avatar, James Cameron, qui s’est longtemps fixé des objectifs sans précédent, pour les atteindre ensuite avec aplomb.
«Mettons les choses en perspective: le précédent film saoudien le plus rentable de l’histoire a vendu environ 170 000 billets au total. Pour atteindre tout juste le seuil de rentabilité, nous devions vendre trois fois plus de billets que le meilleur film de l’histoire du pays. Je peux comprendre que les gens doutent de nous, mais je savais que nous allions y arriver. Je savais que nous avions ce qu’il fallait.»

Revenons quelques années en arrière, à l’époque où il était avant tout un humoriste qui avait discrètement construit un empire YouTube avec ses amis, appelé «Telfaz11». Lorsque le pays a décidé de construire une industrie, c’est Ibrahim Alkhairallah et ses partenaires qui étaient les mieux placés pour être les premiers à agir – les personnages qu’ils avaient créés dans de nombreuses séries devenues virales étaient appréciés dans toute la région. Ils avaient une stratégie en trois volets.
«Nous voulions couvrir toutes les bases: réaliser des projets pour le streaming, les festivals et les cinémas. Nous savions que nous pouvions tout faire», indique M. Alkhairallah.
Il a été décidé qu’il mènerait des projets axés sur le cinéma et qu’il fonderait à cette fin une société de production au sein de Telfaz11, AlShimaisi Films.
«Vous voulez savoir pourquoi je l’ai appelée ainsi?», demande-t-il avec un sourire en coin. «Quand j’étais plus jeune, la rue AlShimaisi à Riyad était pour moi une sorte d’école de cinéma. C’était la rue où l’on vendait des copies illégales de films, de catch, d’émissions de télévision... J’y passais des heures et je me procurais tout ce qui me passait par la tête. Le nom de la société est une sorte d’hommage.»

Ibrahim Alkhairallah a toujours été un cinéphile, et l’expérience du cinéma a été essentielle pour lui. «C’est en partie pour cette raison que j’étais sûr que la culture cinématographique en Arabie saoudite allait exploser, parce qu’en réalité, ce n’est pas nouveau. Les Saoudiens ont toujours aimé le cinéma, mais nous ne pouvions pas y aller dans notre pays. Presque tous les week-ends, je conduisais jusqu’à Bahreïn pendant la nuit, juste pour arriver tôt le matin et regarder autant de films que je pouvais pendant toute la journée», raconte-t-il.
«Ma stratégie consistait à regarder quelques films intéressants, puis un film ennuyeux pour faire une sieste et reprendre des forces, et enfin un autre film intéressant avant de rentrer chez moi. Je n’étais pas le seul à le faire, de nombreux Saoudiens avaient l’habitude de le faire. Nous aimons vraiment le cinéma.»
Pour faire fonctionner AlShimaisi, il a utilisé les leçons tirées non seulement de sa vie de cinéphile, mais aussi de ce qu’il avait appris sur scène comme humoriste. Il a examiné les éléments clés des comédies égyptiennes, comme leur utilisation de la musique et la fusion d’autres genres, et les a appliqués aux nombreuses idées qu’il a esquissées pendant les confinements de la Covid-19.
Il a opté pour une comédie d’action sur un homme qui fait ses premiers pas dans le monde de la lutte clandestine, et il s’est associé au scénariste égyptien Ayman Wattar pour concrétiser cette idée.
«Ayman a été d’une aide précieuse», confie-t-il. «Avec dix films à son actif, il a fait tellement pour m’aider à comprendre les choses, qui sont une seconde nature pour lui à ce stade, comme la structure en trois actes qui a contribué à faire de ce film une œuvre spéciale.»

Le film utilise également des recettes qui ont fait le succès des courts-métrages comiques de Telfaz11, notamment la reprise du personnage d’«Abdelkhaliq» créé par Ibrahim Alkhairallah.
En outre, le cinéaste a mené une campagne obsessionnelle de promotion pour le film à travers l’Arabie saoudite depuis sa sortie. Lui et les acteurs, dont la star Ibrahim al-Hajjaj, ont fait autant d’apparitions surprises que possible lors de séances de projection dans tout le pays.
«Le peuple saoudien vous respectera si vous lui montrez du respect. Nous avons fait tout ce que nous avons pu depuis le début pour exprimer notre gratitude envers les personnes qui sont venues soutenir le film, et cet amour est revenu au projet de bien des manières», poursuit M. Alkhairallah.
Bien qu’il rejette l’idée de réaliser un Sattar 2, ce n’est certainement que le début de l’histoire pour AlShimaisi Films, qui dispose d’une formule gagnante pour les années à venir. «Nous avons réalisé une comédie d’action, et nous pensons vraiment que les hybrides de comédie sont les meilleurs pour la suite», souligne-t-il. «La prochaine fois, vous verrez peut-être une comédie de braquage, une comédie d’horreur et bien d’autres fusions de genres qui finiront par élargir le champ de ce que le public est prêt à recevoir», assure-t-il.
Il est certes confiant mais se souvient aussi de la leçon la plus importante qu’il a tirée de sa carrière d’humoriste. «Je ne peux pas trop m’emballer. Après tout, ce sont les soirs où l’on monte sur scène en pensant avoir tout compris qui font l’effet d’une bombe. Nous avons encore beaucoup à apprendre, mais nous sommes très heureux de la direction que nous prenons. J’ai tiré une autre leçon de la comédie: le timing est essentiel. Et le moment pour ça, c’est maintenant», conclut-il.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com







