Karim Darmanin versus Gérald Benzema

L’avocat de Karim Benzema, Hugues Vigier, a décidé de porter plainte: «On peut se demander pourquoi le ministre de l'Intérieur réagit au tweet d'un footballeur, mais quand il touche 20 millions de personnes, je pense que c'est mon rôle de dénoncer cela». (AFP)
L’avocat de Karim Benzema, Hugues Vigier, a décidé de porter plainte: «On peut se demander pourquoi le ministre de l'Intérieur réagit au tweet d'un footballeur, mais quand il touche 20 millions de personnes, je pense que c'est mon rôle de dénoncer cela». (AFP)
Short Url
Publié le Mercredi 01 novembre 2023

Karim Darmanin versus Gérald Benzema

Karim Darmanin versus Gérald Benzema
  • Question «réactions sélectives», à commencer par les médias de France, j’en connais qui pourraient donner des leçons dans les écoles de journalisme, en matière de «deux poids, deux mesures»
  • Qu’un ministre de l’Intérieur s’aventure à accuser un citoyen sans preuves, voilà qui fera date dans l’histoire de ce gouvernement

En découvrant l’ampleur des massacres de civils à Gaza, tant de peuples ont témoigné de leur compassion, en manifestant contre Israël! Et pas seulement dans les pays musulmans: «Au Royaume-Uni, plus de 300 000 personnes ont participé à un rassemblement à Londres samedi, la plus grande manifestation contre la guerre depuis l’invasion de l’Irak en 2003, et l’une des plus importantes de l’histoire de Londres. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé à New York, Chicago, Los Angeles et Washington DC. Plus de 15 000 personnes se sont rassemblées dimanche place de la République à Paris. Des milliers de personnes ont défilé dans les villes allemandes de Cologne, Francfort, Hanovre, Karlsruhe, Münster et Stuttgart, tandis que 7 000 personnes ont manifesté à Düsseldorf. Des manifestations de masse ont eu lieu en Espagne, en Australie, au Canada et dans de nombreux autres pays.» (1)

Ces manifestants sont évidemment soupçonnés d’antisémitisme, pour avoir ignoré les horreurs commises par le Hamas le 7 octobre. L’argument avancé est simple: c’est le Hamas qui a commencé, et Israël n’a fait que se défendre. Ah! Cette sempiternelle référence au droit d’Israël à «se défendre»! Sauf que l’on oublie qu’Israël n’a pas arrêté de «commencer» depuis trois quarts de siècle!...

C’est alors que survint le crime des crimes, commis par une star du foot: Karim Benzema! Le Ballon d’or a osé partager ses «prières» dans un tweet qui, selon ses détracteurs, fait dans le deux poids deux mesures en «réservant» son empathie à ses «frères», sans avoir une pensée pour les victimes israéliennes:

photo
Capture d'écran du tweet de Karim Benzema

 

Un ministre de l’Intérieur ne devrait pas dire ça

Aussitôt, haro sur le «baudet», pour reprendre l’expression de La Fontaine, dans Les Animaux malades de la peste, dont les lecteurs se rappelleront la morale: «Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.» Dans cette fable, il est question du «bouc-émissaire». Autrement dit, le «baudet» Benzema devait payer le prix. Sanction que le ministre n’a pas hésité à brandir, en accusant le joueur d’Al-Ittihad d’une faute pire qu’un coup de boule accompagné d’un «Allah Akbar»: 

photo
À propos du deux poids deux mesures, il n'aura échappé à personne que les médias désignent l'armée israélienne par son «petit nom», son acronyme: Tsahal. (Capture d'écran) 

Et ce, sans aucune preuve de ce qu’il avance: «notoire», dit-il? Et sur quelle base? Qu’un ministre de l’Intérieur s’aventure à accuser un citoyen sans preuves, voilà qui fera date dans l’histoire de ce gouvernement. Bien sûr, certains penseront à une accusation historique durant la Troisième République, qu’Émile Zola avait eu le courage de dénoncer… Ce serait excessif, certes. Mais les esprits sont tellement échauffés, de part et d’autre… 

L’avocat du footballeur, Hugues Vigier, a aussitôt décidé de porter plainte: «On peut se demander pourquoi le ministre de l'Intérieur réagit au tweet d'un footballeur, mais quand il touche 20 millions de personnes, je pense que c'est mon rôle de dénoncer cela». Une plainte d’un citoyen contre un ministre de l’Intérieur, voilà qui n’est pas banal!... Et Maître Vigier d’ajouter: «Je réfléchis à cette loi sur les fausses informations. C’est une fausse information et on ne fait pas ça à la légère quand on est ministre de l’Intérieur», avant de conclure: «Sur le terrain de la diffamation, c’est une difficulté. La plainte sera déposée peut-être pour injure publique. C’est différent de la diffamation, c’est dit de manière dépréciative.». 

Comment expliquer cette précipitation étonnante de la part d’un ministre de l’Intérieur? «Le contexte!», me répondra-t-on: tout ce qui se passe en Palestine est importé en France! Sauf qu’il n’y a pas qu’en France, et on l’a vu, que la guerre entre le Hamas et Israël s’est importée! Et puis, qu’un Éric Zemmour ou qu’une Gabrielle Cluzel (chroniqueuse de CNews et directrice du site Boulevard Voltaire, qui a affirmé: «Oui, Karim Benzema a des relations problématiques») fassent dans la précipitation, pas de quoi s’étonner, mais un ministre, et ministre de l’Intérieur, qui plus est? Question «précipitation», j’avoue que m’est revenu à l’esprit un proverbe arabe, qui dit, en substance: «La prudence mène à la sérénité, quand la précipitation engendre la désolation.» L’avocat de Benzema espère-t-il ramener l’accusateur à la sérénité et à la raison? 

Apparemment, la suite ne promet pas un tel dénouement. Vu que lors de sa rencontre à Abu Dhabi, le 25 octobre, avec la communauté française à la résidence de l’ambassadeur de France, le ministre de l’intérieur a déclaré: «On peut se demander ce que fait un footballeur à tweeter une opinion politique et que, quand il le fait, il le fait de façon sélective. Je pense personnellement que ça cache quelque chose et ne pas le voir c'est être naïf.» (2)

Naïfs, nous sommes alors des millions à l’être, à travers le monde! Mais, question «réactions sélectives», à commencer par les médias de France, j’en connais qui pourraient donner des leçons dans les écoles de journalisme, en matière de «deux poids deux mesures»! Rappelez-vous: «Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir» … D’où mon extrapolation: et si M. Darmanin s’était prénommé Moussa (sic) ou, mieux encore: Karim; et M. Benzema: Gérald?...

À propos du deux poids deux mesures, il n'aura échappé à personne que les médias désignent l'armée israélienne par son «petit nom», son acronyme: Tsahal. Un excès de zèle qui va au-delà de la complaisance. Que n’ont-ils pas respecté, ces journalistes, le guide établi en 2007 par Radio-France (3), où il est notifié le principe de neutralité dans l'exercice du métier. Extrait: «Tsahal (acronyme de TSA HAgana Leyisrael – Armée de défense d'Israël) a acquis une connotation familière, synonyme d'attachement très fort pour les Israéliens qui s'en servent comme on le fait d'un diminutif chargé d'affection dans le sens de “Notre armée”. Conclusion: “À ne pas utiliser".» 

Hélas, ce rappel à la déontologie, les journalistes n’en ont cure. Franchement, n’est-ce pas plus grave que le tweet de Benzema? Et cela ne mériterait-il pas un rappel à l’ordre, au moins de l’Arcom?

(1) 
(2) 
(3) De l’usage du terme Tsahal 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.