Gaza-Israël, journalisme de connivence

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Publié le Mercredi 15 novembre 2023

Gaza-Israël, journalisme de connivence

Gaza-Israël, journalisme de connivence
  • Cette prédisposition qui vous pousse à pratiquer un deux poids deux mesures porte gravement atteinte au principe de la déontologie
  • Arrêtez de voir partout de l’antisémitisme: vous ne faites que le banaliser

Mesdames et Messieurs les télé-journalistes, durant quarante jours vos chaînes d’information en continu auront rivalisé de complaisance à l’égard d’Israël. Cette prédisposition qui vous pousse à pratiquer un deux poids deux mesures sans complexe au bénéfice de l’armée israélienne («Tsahal», pour les intimes) porte gravement atteinte au principe de la déontologie.

«Bon courage pour la suite!»

De la complaisance, il vous arrive de passer à la connivence. C’est ainsi que le 10 novembre, dans l’édition du soir, en concluant son entretien avec le porte-parole de l’armée israélienne, Guillaume Bigot eut ce cri du cœur: «Bon courage pour la suite!» La suite? Plus d’un million de gazaouis la vivent déjà!... Que faut-il de plus à CNews: des massacres à ajouter au palmarès de «l’armée la plus morale du monde»? 

Connivence, toujours: sur LCI, Darius Rochebin se permit en direct d’appeler par son prénom un ancien responsable des Renseignements israéliens! Jamais, même durant la guerre d’Algérie, la profession n’avait versé dans une telle connivence avec une armée en guerre – et une armée étrangère, qui plus est! Une armée galvanisée par les mots d’ordre des ultraorthodoxes et des suprémacistes, des slogans souvent inspirés de la Bible, comme ce cri de ralliement, lancé voilà quelques années par le chef du Likoud, Jacques Kupfer, évoquant l’exemple à suivre: le sort que les Alliés, en février 1945, avaient réservé à la ville de Dresde: «Gaza doit devenir un champ de ruines d’où ne peuvent sortir que des gémissements!»

Journalistes de France, de cette France que je me garde de nommer «pays de Voltaire», comme vous le faites alors que le chantre de l’anticléricalisme vous dit: «C’est à regret que je parle des Juifs», oui, soyez plutôt du pays de Zola, d’Éluard, de Tillion, de Badinter ou d’Edgar Morin (traité de «Juif honteux»). Et arrêtez de voir partout de l’antisémitisme: vous ne faites que le banaliser, en le déduisant des dénonciations légitimes des exactions d’Israël, dont l’Histoire retiendra la conception «augmentée» de la Loi du Talion.

Ces voix que vous ne voulez pas entendre

Vous avez dit: «antisémitisme»? Alors, je dois connaître un grand nombre d’antisémites parmi des Juifs, voire parmi des Israéliens: David Grossman, Gideon Lévy, Shlomo Sand, Charles Enderlin (traité de «pelure d’Amalek»!), et même un ancien président de la Knesset, Abraham Burg!

Abraham Burg, à qui l’on doit ce terrible constat: «Il apparaît que ces deux mille ans de lutte du peuple juif pour sa survie se réduisent à un État de colonies, dirigé par une clique sans morale de hors-la-loi corrompus, sourds à la fois à leurs concitoyens et à leurs ennemis. Un État sans justice ne peut pas survivre (…). Le compte à rebours de la société israélienne a commencé».

Antisémites et Juifs honteux, pareillement, Abraham Shabtaï, Uri Avnery, Amos Oz, Nuri Peled?

Aharon Shabtaï, écrivain: «Un calvaire de près de quatre millions de Palestiniens, qui vivent dans une situation similaire à celle des Noirs de l’Apartheid.»

Uri Avnery, écrivain et journaliste, traduit à sa manière le pessimisme d’Abraham Burg: «Venise se noie (…). Des scientifiques calculent déjà quand les vagues recouvriront la ville. Mais le processus est si lent que les habitants n’y font pas attention. Israël se trouve dans une situation analogue.»

Amos Oz, lors d’une conférence (en Allemagne): «Comment ne pas apprendre à relativiser les choses, à les mettre en perspective, quand on constate avec une triste ironie que les occupés sont devenus les occupants, que les opprimés se sont mués en oppresseurs, que les victimes d’hier peuvent si facilement se métamorphoser en persécuteurs et que les rôles sont si aisément interchangeables.»

Nuri Peled, prix Sakharov, fille d’un général israélien, héros de la «guerre des Six jours» devenu un des plus virulents opposants à la colonisation israélienne et fondateur, avec Uri Avnery, du Bloc de la Paix. En 1997, Nuri Peled avait perdu une fille dans un attentat suicide commis par un Palestinien. Un malheur qui ne l’empêchera pas de déclarer: «Cette attaque démontre combien mon père avait raison: seule la formule de deux États pour deux nations séparées par une frontière et incluant la partition de Jérusalem constitue la solution. Ces attentats sont la conséquence directe de l’oppression, de l’esclavage, des humiliations et de l’état de siège imposé par Israël au peuple palestinien (…)»(1).

Alors, dira-t-on de toutes ces personnalités qu’elles sont des antisémites qui s’ignorent, ou des «Juifs honteux»?

«Boulevard Voltaire»

À force de voir partout de l’antisémitisme, vous le banalisez, oui! Avec votre inconditionnel «israélisme» (le mot est d’Edgar Morin) et votre pratique du deux poids deux mesures, vous dénaturez le combat contre le racisme antijuif, un combat qui doit s’imposer à tout citoyen, même au… «Français de papier».

 Quant au sempiternel argument – «C’est le Hamas qui a commencé», il est aussi méprisant que méprisable: Israël n’a pas arrêté de «commencer» depuis soixante-quinze ans!

Je citais plus haut Voltaire, et il disait pis que pendre des Juifs. On pourrait le dire d’autres Sémites, les Arabes: «Cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre (…). Le peuple arabe était, je l’avoue, un peuple bien barbare. Il égorgeait sans pitié tous les habitants d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris et sur Londres.»

Croyez-vous que, si ces mots étaient prononcés aujourd’hui lors d’une manifestation, la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat appelleraient à une marche contre le racisme antiarabe?

Sauf que… Et pardon pour la palinodie… Dans la citation de Voltaire ci-dessus, j’ai juste remplacé un mot («juif») par un autre («arabe»): Voltaire parlait en fait non pas du peuple arabe mais du peuple juif (2). Et comme pour témoigner de sa grandeur d’âme, il concluait son envolée antisémite par ces mots: «Il ne faut pourtant pas les brûler.»

Alors, toujours «Pays de Voltaire», la France? C’est la question que je pose volontiers, ici, à Gabrielle Cluzel, qui officie régulièrement en plateau dans l’émission sur Face à l’Info (CNews), et qui est, surtout, la directrice du site de droite extrême, baptisé judicieusement ou insidieusement: «Boulevard Voltaire».

Question «boulevard», le 12 novembre, 105 000 personnes en ont emprunté plus d’un dans Paris, et marché «Pour la République et contre l’antisémitisme». Après tout, et même si l’initiative avait déconcerté le président de la République, l’honneur est sauf.

(1) Citations tirées de mon essai: Israël et son prochain, d’après la Bible – et autres textes d’auteurs juifs anciens et contemporains (L’Aube 2018).
(2) La France, pays de Voltaire, quoique… 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

TWITTER: @SGuemriche

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.