Mardi, 18h10, un après-midi tranquille de pré-confinement, après une recrudescence inédite de cas de contamination au coronavirus. Le matin, plusieurs heures passées à faire la queue devant la banque pour récupérer un peu de liquide avant les fermetures annoncées. L’argent est livré au compte-goutte. Les commerces refusent les cartes de crédit, à moins qu’on ne consente à payer les achats au triple de leur valeur. Il fait chaud. L’électricité qui a creusé un déficit de plusieurs dizaines de milliards de dollars dans le Trésor public, vache à traire de toutes les magouilles et objet de la plus vaste affaire de corruption de l’histoire du pays -sinon du monde, est rationnée à deux heures par jour. Compte-goutte est le mot du moment. La majorité des Libanais vivent si petitement depuis plusieurs mois, se nourrissent à peine, troquent ce qu’ils peuvent, ne dorment plus, épuisés par la chaleur, ravagés par l’angoisse du lendemain…
La voix de ma fille, du fond de l’appartement: Vous avez entendu ce bruit ? Je ne sais plus si j’ai entendu un bruit à ce moment-là. En soirée, quand tout aura été consommé et consumé, de nombreuses personnes, souvent loin de Beyrouth, témoigneront avoir entendu un bruit d’avion, ou de drone, ou d’obus, ou peut-être un grondement précurseur. Des bruits familiers aux oreilles libanaises qui les reconnaissent entre mille.
À peine la question lancée, alors que je me trouve avec mon mari au salon, la terre tremble. Bruit d’explosion. Une tempête inouïe de débris et de particules souffle en travers de la baie vitrée, d’Est en Ouest, avec une puissance accrue, pliant un arbre à le rompre. Mon mari s’est agenouillé. Je ne sais pas moi-même comment réagir, je fixe l’arbre, hébétée, mille idées se bousculent. Je pense à un attentat dans le voisinage, ce sont choses dont nous avons l’habitude. Je me demande qui il a pu viser, en cette veille de verdict du Tribunal spécial pour le Liban. La scène nous renvoie en effet à ce jour funeste de 2005 où la destruction de Beyrouth a commencé avec le gouffre du Saint-Georges, creusé par l’attentat qui a emporté l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et plus de vingt victimes.
Tout-à-coup, la tempête au dehors se matérialise, devient tsunami, enfonce les vitres, projette les meubles, même les plus lourds, fait voler les tapis. Le bruit de l’explosion est indescriptible. Dans la rue, les alarmes se mêlent aux cris des gens. J’imagine les blessés, peut-être les morts, je voudrais descendre mais je n’ai pas de jambes. Mon mari est encore à genoux. Il ne dit rien. Je répète bêtement « qu’est-ce que c’est ? », et je prends la mesure du hasard qui nous a poussés à nous poser en cet endroit de la pièce plutôt qu’un autre où nous n’aurions certainement pas survécu. Et ma fille ? Elle s’est réfugiée dans une salle de bain. Son chat est introuvable. La porte d’entrée est ouverte, mais nul visiteur sur le palier. Les placards sont défoncés, les plâtres éventrés, les fenêtres sorties de leur cadre.
Mais nous sommes sains et saufs. Déblayer à présent. Remplir des caisses de verre et de vitres brisées, avec ce bruit si caractéristique auquel fait écho depuis la rue le sinistre cliquetis qui a rythmé les quinze années de guerre dont nous sommes encore habités. En soirée débarqueront des amis dont la belle maison du début du siècle dernier s’est littéralement effondrée. L’ampleur des dégâts, sur un périmètre de 17km, est inouïe. Toutes nos guerres en un jour ! Fermez vos fenêtres, nous dit-on, l’air est toxique. Quelles fenêtres ?
Petit à petit commence le sombre décompte. Les pompiers qui luttaient contre le foyer d’incendie qui aurait provoqué l’explosion d’un mystérieux « dépôt de nitrate d’ammonium » au port ont tous disparu. Le bord de mer et les beaux quartiers traditionnels de Gemmayzé et de Mar Mikhaël, ainsi que la falaise qui les surplombe, sont les plus sinistrés. La ville entière est sinistrée, mais là, c’est la dernière partie de son passé qui s’écroule, le palais Sursock, le musée Sursock, les blondes façades ottomanes, les charmants toits de tuiles, le quartier de Bourj Hammoud où la communauté arménienne concentre le meilleur du savoir-faire libanais... La nuit est zébrée de gyrophares et les sirènes incessantes des ambulances lacèrent le silence. Les chocs se succèdent. Jean-Marc Bonfils, l’un des architectes les plus doués de sa jeune génération… Marion Hochar, céramiste de grand talent, si pleine de joie de vivre... Des disparus par centaines… Égrener les noms connus ou inconnus pour que ces nouvelles stèles plantées dans nos cœurs en gardent le souvenir.
Tout à coup, Beyrouth devint Hiroshima. Que s’est-il passé ? Accident ou attentat ? Pourquoi cet acharnement du sort sur un pays déjà disgracié par sa classe politique, rongé par le clientélisme et la corruption, ravagé par un effondrement économique sans précédent et rattrapé par la pandémie qui avait semblé l’avoir épargné pour un temps… mais la réponse est déjà dans cette énumération, à elle seule démonstration de la loi de Murphy. Quand on est gouverné par des caricatures, livré aux agendas étrangers par une milice et ses complices au sommet de l’État qui n’ont que faire des rêves de stabilité et de prospérité de leurs concitoyens, attentats ou accidents, malveillance ou négligence, relèvent du même mépris.
Fifi Abou Dib est directrice de rédaction d'Arab News en français et éditorialiste au quotidien libanais L'Orient-Le Jour. Elle a également été rédactrice-en-chef de L'Officiel Levant.
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