Dans les cités confinées de France, les violences et la rupture des jeunes

Des personnes participent à une marche blanche à la mémoire d'une jeune fille de 14 ans (portrait), dont le corps battu a été retrouvé dans la Seine après avoir subi du harcèlement en ligne à l'école, à Argenteuil le 14 mars 2021. (MARTIN BUREAU / AFP)
Des personnes participent à une marche blanche à la mémoire d'une jeune fille de 14 ans (portrait), dont le corps battu a été retrouvé dans la Seine après avoir subi du harcèlement en ligne à l'école, à Argenteuil le 14 mars 2021. (MARTIN BUREAU / AFP)
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Publié le Mercredi 17 mars 2021

Dans les cités confinées de France, les violences et la rupture des jeunes

Dans les cités confinées de France, les violences et la rupture des jeunes
  • Véhicules incendiés, abribus dégradés, tirs de mortiers contre la police, propagation des incidents dans d’autres cités… Le même scénario se reproduit à l’identique depuis plus d’une trentaine d’années
  • En France, les violences dans les cités de banlieue ajoutent à l’inquiétude liée à la Covid-19

PARIS: En France, les violences dans les cités de banlieue ajoutent à l’inquiétude liée à la Covid-19. Le 5 mars dernier, dans le quartier de La Duchère au nord de Lyon, des heurts se sont encore produits entre des jeunes et la police, à la suite d’un grave accident d’un adolescent de treize ans qui conduisait un scooter sans casque. Des jeunes ont assuré qu’il était poursuivi par une voiture de police banalisée, tandis que la préfecture a démenti… Véhicules incendiés, abribus dégradés, tirs de mortiers contre la police, propagation des incidents dans d’autres cités… Le même scénario se reproduit à l’identique depuis plus d’une trentaine d’années. 

Il y a quelques mois, pendant le premier confinement, en mai 2020, je m’étais rendu quotidiennement dans les cités autour de Lyon, La Duchère, Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Rillieux…  pour observer comment les populations respectaient la distanciation sociale et les gestes barrières, conscientes de la difficulté des contrôles de police dans ces zones si «sensibles» depuis des décennies, marquées par l’oisiveté des jeunes et la défiance vis-à-vis de l’autorité.

Je me demandais comment on pouvait, dans ces zones de relégation, imposer un confinement à des habitants pétris de la culture de l’entre-soi sociospatial depuis toujours. Car ici, les murs des vastes immeubles rappellent la grande histoire des banlieues et des contentieux récurrents avec la police. 

En 2020, la Covid-19 n’a pas modifié les comportements des jeunes et leur relation avec la police. Les rodéos de motards, interdits, sont devenus une plaie et un danger public. Je me suis rendu durant la période de ramadan au cœur du quartier des Minguettes, à Vénissieux, où j’ai pu pendant longtemps observer de nombreux jeunes en scooter et motocross, sans casque, avec des immatriculations cachées, arpentant l’avenue principale sur la roue arrière, moteur ronflant, gênant la circulation... C’est dans ce quartier emblématique que la génération dite «beur» avait lancé la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983. 

Un après-midi, j’avais rendez-vous avec un commissaire pour un entretien. Alors que je roulais sur l’avenue, une vingtaine de jeunes m’ont doublé sur leurs engins, cabrés sur la roue arrière, en me frôlant dangereusement. Le vacarme était assourdissant. Le commissaire m’a dit que les policiers qui essayaient de les intercepter travaillaient sur une corde raide depuis l’accident de la Villeneuve-la-Garenne du 18 avril 2020 où un jeune avait été blessé après une chute impliquant une voiture de police. Lorsque j’étais arrivé sur l’esplanade du commissariat, cinq jeunes montés sur de puissants motocross sont passés sur la roue arrière, non casqués, à vive allure. Tout en hurlant, ils narguaient les policiers face à la mairie. 

Depuis le début du confinement, les policiers ont essayé d’assurer leur mission du mieux qu’ils pouvaient, sans déclencher d’incident, opposant une présence dissuasive aux jeunes motards qui s’enfuyaient entre les immeubles par les pelouses. Ils essuyaient parfois des jets d’oranges et des citrons congelés du haut des immeubles. 

J’avais assisté à leur travail dans la lutte contre les trafics de drogue, un autre fléau grandissant. Lorsqu’ils arrivaient à un point de deal, devant l’entrée des immeubles où une chaise de «chouf» était posée, c’était le branle-bas de combat. On entendait des cris, des hurlements, des sifflements, des klaxons… Les regards les suivaient, au ralenti, des silhouettes décampaient, des groupes se défaisaient, des scooters démarraient en trombe… Au milieu des enfants qui jouaient sur la pelouse et des chibanis sur des bancs qui devisaient avant la rupture du jeûne. 

Lorsque la voiture des policiers les a pris en chasse, on a vu les mineurs sur des scooters filer en bande, traverser la pelouse, zigzaguant entre les passants, les mamans, les poussettes, au mépris de toute sécurité, puis se fondre dans les plis des immeubles. Certains pilotaient de puissants motocross non homologuées, sans doute volés, non assurés, aux immatriculations cachées. Le jeu du chat et de la souris avec les policiers semblait être leur loisir. D’ailleurs, ils filmaient la scène avec leur portable. «Ils adorent nous détester», me dit un jeune policier. 

À Vaulx-en-Velin, un soir, j’avais assisté au même scénario. Le marché du ramadan battait son plein au centre du fameux quartier du Mas du Taureau, qui avait marqué l’histoire des banlieues en 1990, au moment des émeutes déclenchées par l’accident mortel du jeune Thomas Claudio sur un scooter, poursuivi par la police. Là aussi, trente ans plus tard, les mêmes jeunes en scooters sillonnaient leur territoire, parmi la foule qui se pressait devant les étalages de sucreries, de coriandre, de menthe fraîche et de viande halal… Des regards aiguisés guettaient les intrus. 

Tout près, des vendeurs à la sauvette de Marlboro de contrebande, venus du Maghreb, des harragas, proposaient leurs produits aux passants, non loin d’un bidonville qui servait d’abris de survie à des réfugiés syriens. L’arrivée d’une voiture banalisée de la police, la BAC, dans le territoire a provoqué une panique parmi les jeunes, des cris d’alerte, des sifflements, des klaxons… Aussitôt, un jeune sur un vélo s’est positionné devant elle pour la ralentir, s’amusant à faire des acrobaties sur la roue arrière. 

Les policiers gardaient leur calme dans ce travail qui semblait être leur routine. Ils ne devaient à aucun prix toucher le jeune homme à vélo. Les jeunes avaient repéré leur voiture, l’avaient filmée et avaient diffusé la vidéo sur les réseaux sociaux. Si bien qu’à 19 h, peu avant l’iftar, les motards ont afflué au Mas du Taureau, des quads à quatre roues se sont joints à eux, et les policiers se sont retrouvés cernés par des dizaines d’engins menaçants qui les suivaient comme pour les pousser à quitter la zone. J’assistais à cette étrange procession où des adolescents expulsaient une voiture de police hors de leur territoire! 

Bientôt, les motards étaient si nombreux et la situation si tendue que les bus ont cessé de desservir le quartier. Les jeunes tenaient toujours leur portable en mode caméra derrière la voiture de la BAC, laquelle, suivie par une escorte de deux-roues vrombissant, avait finalement rejoint une large avenue bordant le quartier. Là, les motards s’étaient repliés. 

Deux vieux retraités algériens, hagards, mains dans le dos, courbaient l’échine sur le trottoir. L’un d’eux gémit: «Ici, c’est foutu, maintenant…» Ils ne comprenaient plus rien à ce nouveau monde. Chaque jour, le commissariat central reçoit les appels de détresse d’habitants excédés par les rodéos et le trafic de drogue. Des gens verbalisés pour non-respect du confinement tancent les policiers: «Vous mettez des amendes à nous, les vrais Français, alors que vous avez peur d’en mettre aux Arabes!». Mais quand on leur rétorquait que les policiers ne pouvaient guère faire plus, ils cessaient de téléphoner et se terraient chez eux. Ici, en mars dernier, l’abstention électorale avait atteint 75%. Les habitants avaient abandonné la politique, qui les avait eux aussi abandonnés. 

Au moment de la rupture du jeûne, le confinement a amplifié les peurs dans les vastes avenues désertées. Les magasins étaient fermés. Dans le grand silence, on voyait bien que les hordes de motards qui sillonnaient le territoire ne craignaient plus rien, ni leurs pères, ni leurs aînés, ni la police, ni la prison. Encore moins les «frères», les «grands frères» et les «potes» d’antan. Dans leurs zones désolées, leur identité n’était plus façonnée que par l’appartenance grégaire à un même immeuble, un même enclos, beaucoup plus qu’à leur origine ethnique ou à l’islam. 

L’économie de la drogue avait instauré un type de distanciation sociale où l’argent est roi. Symboliquement, les motards déchaînés étaient chez eux, avec leurs propres lois. Ils roulaient partout, défiant code de la route et panneaux de signalisation, sur les rails du tram, les trottoirs, les pelouses, les sens interdits, dans les parcs et les jardins, les places publiques…  

Il y a plus d’une génération, c’était dans l’enceinte de leur territoire qu’ils revenaient pour leur rodéo exhiber les voitures volées et les incendier, puis attirer les policiers et les pompiers pour les «caillasser». Ces embuscades illustraient alors la revendication de leur quartier comme un îlot bouclé de l’intérieur, où on donnait encore signe de vie en faisant du bruit et en mettant le feu. Cette «insularisation» à l’époque constituait une revendication socio-politique, une demande de partage du pouvoir avec les autorités. «Ici, c’est chez nous!» 

Aujourd’hui, la Covid-19 a exacerbé ces ruptures. Malgré les efforts incontestables de rénovation urbaine menés, il reste ces jeunes motards fous, souvent mineurs, qui se voudraient maîtres sur «leurs terres». C’est tout. De quoi s’inquiéter. À Vaulx-en-Velin, ce 5 mai 2020, à 20 heures, c’était l’heure de l’iftar. Devant des véhicules de CRS garés face au commissariat, appelés en renfort, des dizaines de motards sont passés à vive allure en klaxonnant, vrombissant, injuriant les CRS qui sont restés stoïques. Soudain, des applaudissements aux balcons des immeubles se sont fait entendre. Surpris, j’ai demandé à un policier pourquoi ces gens encourageaient ces provocations. Il me dit en souriant: «Ça, c’est pour remercier le personnel soignant! Chaque soir à vingt heures.» 
 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007),  chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

Twitter: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.