Avril en France: tristes tropiques et sombres perspectives

Un officier de police tient des fleurs apportées par des personnes, qui seront descendues au commissariat où une fonctionnaire de police a été poignardée à mort il y a deux jours, à Rambouillet, au sud-ouest de Paris, le 25 avril 2021.  (Bertrand GUAY / AFP)
Un officier de police tient des fleurs apportées par des personnes, qui seront descendues au commissariat où une fonctionnaire de police a été poignardée à mort il y a deux jours, à Rambouillet, au sud-ouest de Paris, le 25 avril 2021. (Bertrand GUAY / AFP)
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Publié le Vendredi 30 avril 2021

Avril en France: tristes tropiques et sombres perspectives

Avril en France: tristes tropiques et sombres perspectives
  • Le meurtre d’une fonctionnaire de police, Stéphanie Monfermé, dans le sas d’entrée du commissariat de Rambouillet, a soulevé l’indignation
  • En quatre ans, 14 attentats islamistes ont fait 25 victimes. Impossible d’éviter la surenchère politique

Un cycliste professionnel lorrain d’origine algérienne, Nacer Bouhanni, victime de propos racistes sur le net; un incendie criminel d’une mosquée à Nantes; une journaliste, Nadiya Lazzouni, musulmane, menacée de mort par courrier; un néo-nazi projetant un attentat sur une mosquée au Mans; le centre islamique de Rennes vandalisé et tagué avec des inscriptions racistes… L’actualité du racisme antiarabe et islamophobe va bon train en ce mois d’avril confiné et incertain. Chaque semaine apporte son lot d’incidents racistes à la liste déjà bien fournie, en pleine crise liée au Covid-19. 

Mais le plus tragique s’est passé le 23 avril. Il s’agit du meurtre d’une fonctionnaire de police, Stéphanie Monfermé, âgée de 49 ans, mère de deux enfants, dans le sas d’entrée du commissariat de Rambouillet. Le meurtrier, Jamel Gorchene, abattu par les policiers, un Tunisien âgé de 36 ans, chauffeur-livreur, était un inconnu des services de police, récemment radicalisé à l’islam. Entré clandestinement en France, il avait été finalement régularisé. Ses proches ont évoqué des troubles du comportement et dépressifs. Il avait sollicité une consultation psychiatrique en février. 

L’attentat a soulevé l’indignation et souligné la vulnérabilité de la France face aux attaques d’individus isolés radicalisés qui sèment la terreur depuis 2015. 

Après Charlie Hebdo, les tueries du Stade France et du Bataclan, la décapitation de l’enseignant Samuel Paty... les citoyens sont excédés par cette barbarie. Personne n’a oublié que le 29 octobre dernier, dans la basilique de Nice, un autre Tunisien, Brahim Aouissaoui, 21 ans, avait sauvagement tué au couteau un homme et deux femmes. Le 14 juillet 2016, Nice avait été endeuillée par l’attentat d’un autre Tunisien, qui avait fait 86 morts sur la promenade des Anglais.

L’actualité du racisme antiarabe et islamophobe va bon train en ce mois d’avril confiné et incertain.

 

En quatre ans, 14 attentats islamistes ont fait 25 victimes. Impossible d’éviter la surenchère politique. À Paris, peu après le meurtre de l’attentat de Rambouillet, Marine Le Pen faisait le lien avec la politique migratoire de la France, et l’instrumentalisation de la tragédie à des fins électorales était enclenchée. Elle réclamait une «législation de guerre» face à «l’islamisme», dénonçant «le laxisme» du gouvernement et prônant l’arrêt de la régularisation des clandestins. 

Dans la foulée, pour ne pas être distancés, des responsables de la droite lui emboîtaient le pas. La campagne des élections régionales était ouverte. L’élection présidentielle est prévue dans un an. La sécurité est redevenue une préoccupation essentielle des Français. Comment, dans l’esprit de nos citoyens, pourra-t-on la déconnecter de l’islam et de l’immigration? Il faut être pragmatique. Les politiques le sont. Attentat après attentat, une immense lassitude s’est installée dans le pays. Et une haine-colère abyssale. Jusqu’à quand? La question est d’autant plus anxiogène que, depuis le début de 2020, tous les attentats sur notre sol ont été commis au couteau par des individus isolés, vivant en France depuis quelques temps, d’origine étrangère, et pas télécommandés par l’État islamique ou Al-Qaïda. 

La France fait face à un terrorisme de l’intérieur, invisible, indétectable, celui des égorgeurs qui opèrent au couteau de boucher. De quoi susciter l’horreur dans la population et… demander la protection des forces armées.

La sécurité est redevenue une préoccupation essentielle des Français. Comment, dans l’esprit de nos citoyens, pourra-t-on la déconnecter de l’islam et de l’immigration?

 

C’est justement dans ce climat de «délitement» (le mot est devenu à la mode), qu’une tribune signée par des militaires a fait grand bruit au milieu du mois d’avril. Une vingtaine de généraux, une centaine de hauts-gradés et un millier d’autres militaires ont signé un texte, publié le 21 avril, dans le magazine Valeurs Actuelles

Un retraité de l’armée voulait, selon lui, «montrer l’exemple à la classe politique. Les militaires ont des valeurs et nous nous devons de les partager». Les signataires écrivaient: «L’heure est grave, la France est en péril, plusieurs dangers mortels la menacent. Nous qui, même à la retraite, restons des soldats de France, ne pouvons, dans les circonstances actuelles, demeurer indifférents au sort de notre beau pays (… ). Si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant finalement une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national (…). Sinon, demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers.» 

Sans équivoque aucune, les militaires y dénonçaient le «délitement» qui frappe la patrie et «qui, à travers un certain antiracisme, s’affiche dans un seul but: créer sur notre sol un mal-être, voire une haine entre les communautés». Ces militaires se disaient disposés à soutenir les politiques en lutte pour la sauvegarde de la nation. En fait, nombre d’entre eux étaient encartés au RN, des militaires à la retraite et devenus militants politiques. Certains avaient perdu leurs titres après des attitudes jugées problématiques et antirépublicaines par l’institution militaire.

C’est dans ce climat de «délitement» (le mot est devenu à la mode), qu’une tribune signée par des militaires a fait grand bruit au milieu du mois d’avril.

 

En une semaine, la tribune a enflammé le débat politique. Marine Le Pen a proposé à ces auteurs de la rejoindre «pour le redressement» et «le salut du pays», tandis que la ministre des Armées la fustigeait en rappelant «deux principes immuables qui guidaient l’action des militaires vis-à-vis du politique: neutralité et loyauté». Il est intéressant de noter que les militaires, sans évoquer le terme controversé d’«islamo-gauchisme», critiquaient le communautarisme qui gangrène nos quartiers, les théories racialistes et décoloniales, le rejet des symboles de la nation, ou les territoires perdus de la République, livrés aux islamistes et aux gangs mafieux… 

Un détail encore: la tribune a été publiée soixante ans jour pour jour après le putsch des généraux à Alger contre le général de Gaulle. Le 21 avril 1961. Un jour marquant de l’histoire de France. Un symbole. Pas le seul, car il y a eu le 21 avril… 2002. Ce jour, le premier tour de l’élection présidentielle française voyait l’élimination du candidat socialiste Lionel Jospin et la présence du Front national au second tour avec Jean-Marie Le Pen. C’était la première fois sous la Cinquième République. Cette date est devenue une expression politique signifiant «un tsunami». 

Des membres du gouvernement et des personnalités politiques, comme Jean-Luc Mélenchon, de la France insoumise, ont demandé des sanctions contre les militaires signataires du texte. Pour ceux qui sont toujours actifs, leur prise de position sur la gestion politique du pays, et l’accusation des décideurs sont en totale contradiction avec leur devoir de réserve. La loi est ainsi appelée à la rescousse face à cet appel au putsch militaire. Ce qui me permet de clore cet état des lieux du mois d’avril par une autre affaire scabreuse qui en dit long sur la «lepénisation» des esprits et le fonctionnement du système politique français. 

En effet, celle-ci se déroule le 13 avril à Bordeaux. Pas n’importe où. Dans les locaux de la fameuse ENM, École nationale de la magistrature, qui forme les futurs magistrats. Créée en 1958, elle entérinait la volonté du général de Gaulle d'un recrutement plus démocratique que le système de nomination qui prévalait depuis Napoléon Bonaparte. L’ENM fait partie de ces «grandes écoles» très sélectives et critiquées pour leur élitisme et leur absence flagrante de diversité. L’incident d’avril est grave. Mediapart révèle que dans des documents internes à la promo 2019, des inscriptions racistes ont été rédigées et postées par des étudiants… qui deviendront magistrats dans quelques semaines.

Dans les locaux de l’École nationale de la magistrature, qui forme les futurs magistrats, des étudiants découvrent d’invraisemblables propos racistes. 

 

Depuis une semaine, cette promo est bouleversée par une crise inédite. Le 13 avril dernier, les étudiants ayant reçu leur note de manière individuelle attendent le fameux classement d’affectation en France. Sur 309 élèves, 230 participent par mail à un classement interne pour imaginer leur affectation. Mais certains dérapent. Des étudiants découvrent d’invraisemblables propos racistes: «Non mais dehors les arabes» (sans A majuscule), «la france aux français» (sans F majuscule), «votez Le Pen», ou «oh lala encore une racaille». Autant de propos réprimés pénalement. 

Certains élèves, choqués, font des captures d’écran et en informent la direction, offusqués de la vision qu’offrirait l’École, si le scandale était porté hors les murs. Le 21 avril, 132 élèves écrivent à l’administration pour rejeter toute impunité dont pourraient bénéficier les auteurs de ces infractions. Finalement, le procureur est saisi. Une enquête a été confiée à la Direction centrale de la police judiciaire de Bordeaux. Les futurs magistrats qui, avant même d’entrer en fonction, ne respectent pas les lois de la société seront-ils sanctionnés, avant qu’ils ne prennent leur poste en septembre? L’avenir le dira. 

Une chose est sûre: ils ont un contentieux avec «les Arabes», s’amusent à utiliser le mot «racaille», cher à l’ancien président Nicolas Sarkozy, pour évoquer les jeunes des banlieues, et se sentent des affinités avec Marine Le Pen. Un certain délitement, dirons-nous, est en cours au sein de l’ENM (où près de 74% des étudiants de la promotion 2017 étaient des femmes).

Youssef Badr, aujourd’hui porte-parole du ministère de la Justice, sorti de la prestigieuse école il y a dix ans, sensible à l’égalité des chances dans notre pays, scrute la liste des admis chaque année, à la recherche des noms qui «sonnent un peu différemment», à consonance maghrébine par exemple, sans oser l’avouer. «Ce n'est pas encore ça!», dit-il. «Il y a dix ans, je devais faire partie des 0,01%. Aujourd'hui c'est peut-être de l'ordre de 2%.» Peut-être. Mais c’est epsilonesque dans un pays où 50% des détenus en prison sont musulmans, souvent pour des histoires de stupéfiants.

 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

Twitter: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.