Féminisation des emplois: quand l’Occident ne veut pas comprendre le changement en Arabie saoudite

Cette mauvaise foi occidentale est assez systématique quand certains médias commentent l’actualité saoudienne. (Photo, AFP)
Cette mauvaise foi occidentale est assez systématique quand certains médias commentent l’actualité saoudienne. (Photo, AFP)
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Publié le Jeudi 01 juillet 2021

Féminisation des emplois: quand l’Occident ne veut pas comprendre le changement en Arabie saoudite

Féminisation des emplois: quand l’Occident ne veut pas comprendre le changement en Arabie saoudite
  • Le 15 juin dernier, un article de Julien Bouissou, dans le quotidien français Le Monde, surprenait par un mélange d’ignorance et de naïveté
  • Comme trop souvent quand on parle de l’Arabie saoudite des bureaux de Paris ou de Washington, on ne peut pas se contenter de saluer ce qui n’est que le résultat d’une série de réformes économiques et sociales

Le 15 juin dernier, un article de Julien Bouissou, dans le quotidien français Le Monde, surprenait par un mélange d’ignorance et de naïveté. Le titre de ce papier était: «En Arabie saoudite, la féminisation spectaculaire de la population active serait l’une des conséquences du Covid-19».

Le contenu de l’article est très factuel et s’appuie sur une étude du célèbre think tank américain Brookings Institution, proche du parti démocrate, qui note que le taux d’activité des femmes en Arabie saoudite entre 2018 et 2020 a bondi de 64%. Le taux d’emploi serait, lui, passé de 19,7 à 33%.

Il y aurait donc lieu de se réjouir car, comme l’article le décrit, dans tous les autres pays du monde, la période récente a vu au contraire la destruction de très nombreux emplois féminins.

Mais non. Comme trop souvent quand on parle de l’Arabie saoudite des bureaux de Paris ou de Washington, on ne peut pas se contenter de saluer ce qui n’est que le résultat d’une série de réformes économiques et sociales. Ainsi, quand on lit l’article du Monde, si les femmes sont entrées sur le marché du travail en Arabie saoudite, ce serait à cause… de la Covid! Oui, vous avez bien lu, les chercheurs américains, relayés par Le Monde, pensent sincèrement que les femmes saoudiennes ont massivement remplacé les travailleurs immigrés indiens ou pakistanais expulsés pour cause de pandémie.

 

La féminisation des emplois vise d’abord les postes de management, et les femmes saoudiennes, souvent très qualifiées, s’intègrent de mieux en mieux aux échelons les plus élevés des entreprises et des administrations.

Arnaud Lacheret

La raison avancée est évidemment purement économique: les femmes saoudiennes coûteraient moins cher que les hommes saoudiens pour effectuer les emplois non qualifiés. Il ne leur est même pas venu à l’idée qu’une femme pouvait disposer d’autre chose que d’un emploi non qualifié.

Cet article et l’étude de la Brookings Institution dont il s’inspire ont été écrits par des gens qui n’ont aucune connaissance de l’Arabie saoudite de ces quatre dernières années.

Des femmes cantonnées aux postes subalternes? C’est absurde. Au contraire, la féminisation des emplois vise d’abord les postes de management, et les femmes saoudiennes, souvent très qualifiées, s’intègrent de mieux en mieux aux échelons les plus élevés des entreprises et des administrations.

Cette féminisation s’accompagne aussi, évidemment, de l’arrivée de Saoudiennes à des postes plus opérationnels, qui nécessitent moins de qualifications: tout le monde n’est pas diplômé de l’enseignement supérieur, ce qui est bien normal. Quiconque s’est rendu récemment dans un hôtel à Djeddah ou à Riyad, quiconque est déjà allé à la caisse d’un centre commercial l’a bien vu: des femmes saoudiennes accueillent, encaissent, travaillent… 

Cette tendance était-elle enclenchée avant la pandémie qui, en Arabie saoudite, a commencé à avoir des conséquences en mars 2020? Bien évidemment: les statistiques mises en avant par la Brookings Institution montrent clairement une courbe qui s’élève depuis 2017, époque où la Covid n’existait pas. La pandémie n’a donc tout simplement pas eu de réelle influence sur l’augmentation de la participation des femmes saoudiennes au sein du marché du travail, et cela à tous les niveaux de qualification. Pour être plus clair, il semble que les chercheurs américains aient analysé des chiffres positifs sur un pays qu’ils voulaient critiquer… et que, faute de pouvoir le faire, il fallait trouver une raison à ces bons chiffres qui ne soit surtout pas liée aux réformes en cours dans le Royaume.

Cette mauvaise foi occidentale est assez systématique quand certains médias commentent l’actualité saoudienne: plutôt que d’admettre que le pays traverse un des plus grands changements sociaux et économiques de son histoire sans rencontrer de troubles particuliers, on va trouver des circonstances extérieures qui pourraient expliquer ce changement. Car l’Arabie saoudite ne pourrait agir que «sous influence». Cette attitude dénote d’un certain complexe colonial assez malsain.

Lorsque je préparais l’écriture de mon livre La Femme est l’avenir du Golfe, entre 2018 et 2020, j’ai pu interviewer des dizaines de femmes managers saoudiennes qui se réjouissaient d’avoir pu bénéficier des réformes prises en leur faveur. À cette époque, la Covid n’était pas le sujet. Plutôt que de politiser mon analyse, j’avais simplement relevé que l’accès des femmes au monde du travail avait permis de faire évoluer les mentalités, y compris au sein des familles les plus conservatrices.

Afin d’avoir une analyse plus distanciée, plus objective et plus juste de la situation dans le Golfe, et plus particulièrement en Arabie saoudite, les journalistes et chercheurs gagneraient sans doute à s’en tenir aux faits et à leurs causes plutôt que de se laisser envahir par des biais idéologiques.

 

Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.

TWITTER: @LacheretArnaud

NDLR : Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.