L’effondrement prévisible de la tentative US d’édification d’une nation en Afghanistan

Le président afghan, Ashraf Ghani, lors d’une cérémonie au palais présidentiel de Kaboul. (AFP)
Le président afghan, Ashraf Ghani, lors d’une cérémonie au palais présidentiel de Kaboul. (AFP)
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Publié le Mercredi 11 août 2021

L’effondrement prévisible de la tentative US d’édification d’une nation en Afghanistan

L’effondrement prévisible de la tentative US d’édification d’une nation en Afghanistan
  • La formation de l’État et de l’identité nationale, fruit d’une culture bien spécifique, nécessite plusieurs siècles pour être mise en place
  • Comme le dit si bien T. E. Lawrence : «Si vous travaillez avec des cultures locales, vous ne pouvez pas perdre. Si vous travaillez contre ces cultures, vous ne pourrez jamais gagner»

Dans mon dernier livre, Dare More Boldly: The Audacious Story of Political RiskOser avec plus de courage: l’histoire audacieuse du risque politique», NDLR) , chaque chapitre représente un principe clé qui se fonde sur un récit historique spécifique et se rapporte à la manière d’analyser correctement des risques politiques. L’un de mes dix commandements préférés, The Losing Gambler’s Syndrome Le syndrome du perdant»), est directement lié à l’effondrement prévisible en Afghanistan et aux raisons pour lesquelles les États-Unis ont mis autant de temps pour se rendre compte que ces deux décennies passées à tenter d’édifier un pays étaient vouées à l’échec.

Ceux d’entre nous qui s’opposent – légitimement – à cette absurdité depuis quinze ans (j’ai quitté Washington en raison de mon désaccord avec l’administration Bush sur les guerres irakienne et afghane) doivent porter un coup fatal au monstre américain édificateur de nations pour mettre définitivement fin à de telles calamités morales et stratégiques.

Le syndrome du perdant est un état intellectuel et émotionnel inhérent à la condition humaine. Les magnats du casino l’ont bien compris et ils en tirent profit. Lorsqu’une personne perd une somme importante, elle ressent l’envie irrésistible d’investir davantage pour compenser ses pertes catastrophiques sans nécessairement avoir à l’esprit les raisons qui l’ont poussée à perdre. Papa ne peut pas dire à maman qu’il a dépensé tout l’argent destiné à financer les études des enfants à la roulette. Il continue donc de jouer… et de perdre. La cause de la disparition de l’argent – les chances dérisoires de gagner – n’est jamais analysée.

J’ai été témoin de ce processus douloureux à Washington lorsque les guerres contre l’Irak et l’Afghanistan étaient en train de sombrer dans l’abîme. Très souvent, les décideurs politiques qui exigent des efforts toujours plus importants m’ont avoué, en privé, qu’ils le faisaient en grande partie pour compenser de monumentales pertes stratégiques. Je leur ai signalé que le fait de miser double sur une mauvaise évaluation stratégique pour éradiquer les erreurs intellectuelles – c’est-à-dire sauver sa carrière et sa réputation – était un moyen épouvantable de faire de la politique étrangère.

La réponse facile à la question de savoir pourquoi la guerre contre l’Afghanistan a si mal tourné, comme le répètent souvent les interventionnistes habituels au sein des deux partis américains, est que le régime fragile de Kaboul ne pourra pas se débrouiller militairement ni politiquement après le retrait des États-Unis. Le pays sera donc entièrement envahi par les ennemis de Washington. C’est vrai, bien entendu – mais là n’est pas la question.

Il est grand temps pour nous tous de faire preuve de logique. Si, après avoir dépensé plus de 700 milliards d’euros en Afghanistan pendant deux décennies, un gouvernement autochtone stable ne dispose pas de l’élixir magique de la légitimité politique locale, il doit se rendre à l’évidence qu’il ne l’obtiendra jamais.

 

«Le gouvernement de Biden se rend compte qu’il est temps de se retirer – et c’est tout à son honneur – alors qu’il fait face à son concurrent, la Chine, dans la zone indo-pacifique.»

Dr John C. Hulsman

 

Comme c’est indiscutable, les options stratégiques sont claires et binaires: soit les États-Unis s’engagent à coloniser véritablement le pays en y restant pour toujours, soit il est grand temps qu’ils s’en aillent et mettent un terme à de lourdes pertes de sang et d’argent. Le gouvernement de Biden se rend compte qu’il faut se retirer – et c’est tout à son honneur – alors qu’il fait face à son concurrent, la Chine, dans la zone indo-pacifique.

Mais, en dépit des indices qui montrent qu’ils font fausse route, les responsables de la politique étrangère souhaitent, en majorité, rester en Afghanistan. En effet, la sanction évidente pour ces décennies de mauvaises pratiques deviendrait soudain flagrante aux yeux du monde avec la victoire des talibans. Des carrières prendraient fin, la responsabilité serait imputée, à juste titre, et, surtout, les guerres de choix seraient encore plus discréditées qu’elles ne le sont aujourd’hui aux yeux du peuple américain.

L’échec du gouvernement autochtone d’Ashraf Ghani est évident. La CIA n’aurait accordé que six mois de survie au gouvernement de Kaboul. Selon mon analyse des risques politiques, cette durée est optimiste. Comme l’exprime si justement le président Joe Biden: «Au cours de son histoire, l’Afghanistan n’a jamais été un pays uni.» Les États-Unis ignorent cette réalité historique, ce qui les place d’emblée en situation d’échec.

Dans un livre publié plus tôt – ma biographie de Lawrence d’Arabie: To Begin The World Over Again («Bâtir le monde à nouveau», NDLR) –, j’ai relevé une faiblesse majeure dans la conception américaine de l’édification d’une nation en Irak et en Afghanistan: les États-Unis n’ont pas tenu compte des facteurs historiques, culturels, économiques et géographiques locaux. Bien plutôt, ils considèrent tous les peuples comme des ardoises vierges, interchangeables et dépourvues de ces caractéristiques essentielles.

En d’autres termes, l’édification d’une nation à Bagdad ou à Kaboul devrait suivre le même chemin qu’à Tokyo ou à Berlin après la Seconde Guerre mondiale. Cette pensée destructrice et totalement utopique, à l’origine de tous les échecs d’édification de nations au cours des deux dernières décennies, devrait être éradiquée si les États-Unis ne veulent pas s’engouffrer encore plus dans la voie de l’absurdité stratégique. Pour cela, il est indispensable de faire preuve d’une grande d’humilité. La formation d’un État et d’une identité nationale, fruit d’une culture bien spécifique, nécessite plusieurs siècles pour être mise en place. Comme le dit si bien T. E. Lawrence : «Si vous travaillez avec des cultures locales, vous ne pouvez pas perdre. Si vous travaillez contre ces cultures, vous ne pourrez jamais gagner.»

L’élite américaine joue à la roulette de l’édification des nations et des guerres de choix depuis deux décennies, et elle n’a fait que perdre. Il est grand temps d’enterrer cette idée naïve et tout à fait défectueuse qu’ont les États-Unis de l’édification des nations.

 

Le Dr John C. Hulsman est président et directeur associé de John C. Hulsman Enterprises, une importante société de conseil spécialisée dans le risque politique mondial. Il est également chroniqueur principal pour City A.M., un journal de Londres. Il peut être contacté via chartwellspeakers.com

NDRL : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com