Narguer les policiers comme unique revendication

À Lyon, à la fin du mois d’octobre 2021, la Covid-19 a un peu lâché prise, mais pas les rodéos urbains. (AFP).
À Lyon, à la fin du mois d’octobre 2021, la Covid-19 a un peu lâché prise, mais pas les rodéos urbains. (AFP).
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Publié le Mercredi 03 novembre 2021

Narguer les policiers comme unique revendication

Narguer les policiers comme unique revendication
  • L’économie de la drogue est le symptôme d’une société qui a failli. Elle pose la question des limites
  • Jusqu’à quand les voyous, dealers, bandes et gangs règleront-ils leurs différends entre eux ou avec la police, à l’arme à feu, comme à la guerre, sans craindre une quelconque sanction?

LYON: Le 24 octobre, dans la cité de La Duchère de Lyon, où j’ai grandi, des échanges de tirs ont eu lieu. Trois policiers de la BAC étaient venus interpeller un homme armé d’un fusil dans ce lieu connu pour les trafics de drogue. L’attaque a déclenché une vive polémique politique à propos du nombre de caméras de vidéosurveillance.

En mars dernier, dans ce quartier, des heurts violents avaient opposé des jeunes à des policiers après un grave accident entre un adolescent sur un scooter, sans casque, et une voiture de police. Véhicules incendiés, abribus détruits, tirs de mortiers, feux de poubelles… Le rituel est connu.

Le 25 octobre, c’est à Alençon, dans l’Orne, au cœur d’une cité populaire, que des policiers et des pompiers ont encore été la cible de tirs de mortiers, et nombre de véhicules incendiés. Ces violences étaient une réponse de dealers soucieux de rappeler qu’ils étaient chez eux dans ce quartier où les caméras de vidéosurveillance étaient systématiquement détruites...

Aujourd’hui, être armé, tirer, tuer, prendre la vie d’autrui s’est banalisé. L’économie de la drogue est le symptôme d’une société qui a failli. Elle pose la question des limites.

À Marseille, dans certaines zones, la logique des dealers est identique. Depuis le début de l’année, quatorze morts par balle y ont été enregistrées dans des règlements de comptes. On se souvient également que, le 5 mai, à Avignon, un policier de 36 ans, père de deux fillettes, avait été tué par balles dans un point de deal. Les deux suspects arrêtés étaient des trafiquants de 19 et 20 ans plusieurs fois condamnés.

À Carcassonne, dans l’Aude, deux jeunes âgés de 18 et 20 ans ont été tués par balles dans la nuit du 31 octobre près des cités Viguier et Fleming; l’un des deux était connu des services de police et de justice pour trafic de drogue.

La liste est longue. Aujourd’hui, être armé, tirer, tuer, prendre la vie d’autrui s’est banalisé. L’économie de la drogue est le symptôme d’une société qui a failli. Elle pose la question des limites. Jusqu’à quand les voyous, dealers, bandes et gangs règleront-ils leurs différends entre eux ou avec la police, à l’arme à feu, comme à la guerre, sans craindre une quelconque sanction?

En 2020, en pleine crise de la Covid-19, je m’étais rendu durant le ramadan au cœur du fameux quartier des Minguettes, à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon (là où la génération «Beur» avait lancé la Marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983) pour observer les pilotes de scooters et motocross qui arpentaient l’avenue principale sur la roue arrière, moteur ronflant...

En France, beaucoup de policiers qui travaillent dans les banlieues confirment ce fléau chez les jeunes. Les mineurs récidivistes se sentent immunisés contre une justice qui ne sait pas quoi faire d’eux. Ils savent que chaque interpellation policière peut mener à l’émeute, dans leur cité ou dans d’autres.

Ce sont souvent eux qui s’adonnent aux rodéos urbains, devenus une plaie en ville. En 2020, en pleine crise de la Covid-19, je m’étais rendu durant le ramadan au cœur du fameux quartier des Minguettes, à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon (là où la génération «Beur» avait lancé la Marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983) pour observer les pilotes de scooters et motocross qui arpentaient l’avenue principale sur la roue arrière, moteur ronflant...

Dans son bureau, le commissaire me rappelait l’accident de Villeneuve-la-Garenne du 18 avril 2020, où un jeune qui conduisait un scooter avait été blessé après une collision avec une voiture de police quand, soudain, cinq motards sur de puissantes motos passèrent devant nous sur la roue arrière, à vive allure, en hurlant des insultes pour narguer les policiers face à la mairie.

Après cette démonstration, j’avais pu constater comment, à chaque sortie sur le terrain, policiers et jeunes jouaient au chat et à la souris, comme au cinéma! Lorsque la voiture de police arrivait sur un point de deal, devant un immeuble où une chaise de «chouf» était posée, des hurlements, des sifflements, des klaxons se faisaient entendre, des silhouettes décampaient, des groupes se défaisaient, des scooters démarraient en trombe… sous les yeux des chibanis hagards, assis sur des bancs. Devant la voiture qui les poursuivait, les jeunes filaient en slalomant entre les passants, les mamans, les enfants, les poussettes, tout en filmant leurs poursuivants avec leur portable. Ils se muaient en acteurs d’une série Netflix sur les narcotrafiquants.

Dans le grand silence de la cité, les hordes de motards ne craignaient plus ni leurs pères, ni leurs aînés, ni la police, ni la prison, encore moins les «frères» musulmans et les «grands frères» d’antan. Leur identité n’était plus façonnée que par l’appartenance grégaire à un même immeuble. L’économie de la drogue avait instauré un type de distanciation sociale où l’argent était le Roi-Soleil.

À Vaulx-en-Velin, j’avais assisté aux mêmes scènes. Le marché du ramadan battait son plein au Mas-du-Taureau, un quartier qui avait marqué l’histoire des banlieues en 1990, au moment des émeutes déclenchées (déjà) par l’accident mortel du jeune Thomas Claudio sur un scooter pris en chasse par la police.

Là aussi, les mêmes jeunes en deux-roues sillonnaient leur territoire parmi la foule qui se pressait devant les étalages de menthe fraîche, de viande halal et les vendeurs de cigarettes de contrebande. L’intrusion de la voiture de la BAC avait provoqué les rituels cris d’alerte, sifflements, klaxons et mouvements coordonnés. Aussitôt, un jeune sur un vélo s’était positionné devant elle et faisait des acrobaties sur la roue arrière pour la ralentir. Les jeunes l’avaient repérée, filmée et avaient diffusé la vidéo sur les réseaux, si bien que, rapidement, les motards avaient convergé dans le quartier et les policiers s’étaient retrouvés cernés par des dizaines d’engins menaçants qui les poussaient à dégager. Les adolescents tenaient toujours leur portable en mode caméra braqués sur la voiture, qui avait finalement quitté la zone. Puis les motards s’étaient repliés dans leur réserve sous le regard de deux vieux retraités algériens, incrédules, mains collées au dos, qui courbaient l’échine en me regardant. L’un d’eux gémit: «Ici, c’est foutu, maintenant…»

Chaque jour, le commissariat recevait les appels de détresse d’habitants excédés par l’insécurité et les trafics de drogue. Sans réponse à leurs peurs, ils finissaient par se terrer chez eux. Ici, aux élections régionales de juin 2021, l’abstention avait atteint 88,3%. Les habitants avaient abandonné la politique, qui les avait abandonnés. Le confinement amplifiait les angoisses dans les vastes avenues désertées. Les magasins étaient fermés.

À Lyon, à la fin du mois d’octobre 2021, la Covid-19 a un peu lâché prise, mais pas les rodéos urbains. Les membres d’un collectif de rap du VIIIe arrondissement, les «Daltons», en combinaison à rayures jaunes et noires, se livraient à des rodéos sur la place Bellecour, au cœur de la cité.

Dans le grand silence de la cité, les hordes de motards ne craignaient plus ni leurs pères, ni leurs aînés, ni la police, ni la prison, encore moins les «frères» musulmans et les «grands frères» d’antan. Leur identité n’était plus façonnée que par l’appartenance grégaire à un même immeuble. L’économie de la drogue avait instauré un type de distanciation sociale où l’argent était le Roi-Soleil. Symboliquement, ces nouveaux Hells Angels étaient chez eux, roulant où il leur plaisait, défiant code de la route, panneaux de signalisation, rails du tram, trottoirs, pelouses, sens interdits, parcs, jardins, places publiques… 

Ce jour de ramadan, c’était l’heure de l’iftar. Devant des véhicules de CRS garés face au commissariat, des dizaines de motards, sur leur roue arrière, passaient à fond en klaxonnant, vrombissant, vociférant des insultes dans la nuit tombante. «Ici, c’est foutu, maintenant…», résonnait encore en moi la voix du chibani.

À Lyon, à la fin du mois d’octobre 2021, la Covid-19 a un peu lâché prise, mais pas les rodéos urbains. Les membres d’un collectif de rap du VIIIe arrondissement, les «Daltons», en combinaison à rayures jaunes et noires, se livraient à des rodéos sur la place Bellecour, au cœur de la cité. Ils avaient fait de ces provocations leur identité et annonçaient même leurs sorties sur les réseaux sociaux. Leurs exploits avaient été filmés sous les fenêtres de l’hôtel de ville pour narguer le maire et les autorités. Pour les stopper, l’hypercentre de Lyon est désormais hérissé de barrières métalliques et filtré par des surveillants qui interdisent aux voitures, motos et scooters le passage de 22 heures à 4 heures du matin. La ville se «bunkérise».

La raison qui motive ces «Daltons» à se donner en spectacle est simple: se filmer en train de narguer la police et gagner en célébrité sur les réseaux. Narguer la police: c’est leur amusement. Ils n’ont aucune autre intention politique. L’ennui et le vide caractérisent leurs vies. Il y a plus d’une génération, dans l’enceinte de leur territoire de relégation, leurs aînés faisaient aussi des rodéos avec les voitures volées pour attirer les policiers et les pompiers puis les caillasser, mais ces embuscades étaient une revendication: boucler leur cité de l’intérieur en guise d’acte sociopolitique, l’enjeu étant un partage du pouvoir avec les autorités en échange de la paix sociale.

Aujourd’hui, ces jeunes motards de la génération vidéo/iPhone, en combinaison imitation Squid Game ou Casa de papel, masqués, en équilibre précaire sur leurs engins comme dans propre leur vie, voudraient simplement s’affranchir de toute contrainte sociale et morale. Ils refusent d’«obtempérer». Ils n’ont pas d’autre message. Peu leur importe si les Français n’en peuvent plus, si les riverains furieux se tournent vers l’extrême droite, s’ils font le lit de l’islamophobie et du rejet anti-immigrés. Ils rient de Zemmour et de la politique. Ils ont installé la peur et l’insécurité et s’en amusent comme sur une console de jeu vidéo.

Il y a quelques jours, c’était la nuit d’Halloween, celles des costumes effrayants, des monstres et de l’horreur. Dans le département des Yvelines, elle a été émaillée de violences urbaines. À Trappes, Montigny-le-Bretonneux, Élancourt, Plaisir, Meulan, Les Mureaux, les policiers ont subi des tirs de mortiers, des cocktails Molotov, des jets de projectiles. Certains ont dû lancer des grenades de désencerclement pour se dégager. Quinze jeunes «clowns agressifs» soupçonnés d’avoir participé aux incidents ont été arrêtés. Ils avaient entre 12 et 17 ans. De quoi alimenter les débats de la campagne présidentielle…

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

TWITTER: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.