Et si au commencement était une histoire d'amour?

La fresque murale à l’entrée de la ville de Llivia en hommage à Lampégie d’Aquitaine. (Archive)
La fresque murale à l’entrée de la ville de Llivia en hommage à Lampégie d’Aquitaine. (Archive)
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Publié le Mercredi 15 décembre 2021

Et si au commencement était une histoire d'amour?

Et si au commencement était une histoire d'amour?
  • La mythique bataille de Poitiers! Occultée par la mémoire sélective des auteurs de manuels, cette belle et tragique histoire d'amour méritait bien une chronique…
  • Aujourd’hui encore, à l’entrée de Llivia, enclave entre l’Espagne et la France, le visiteur peut admirer une fresque, en l’honneur de Lampégie

Au commencement de quoi?... Eh bien! Disons… de la célèbre, de la mythique bataille de Poitiers!

Oui, une histoire d’amour! Occultée par la mémoire sélective des auteurs de manuels, cette belle et tragique histoire d'amour méritait bien une chronique… 

Donc… Il était une fois, à Toulouse, une princesse chrétienne d'une beauté telle qu'elle nourrira longtemps le répertoire des troubadours. Le sort voulut qu'au cours d’une promenade au nord de Carcassonne, Munuz, gouverneur de Narbonne (1), tombât sur une troupe d'Aquitains escortant un palanquin haut en couleur. Et à l'intérieur de ce palanquin: Lampégie, la fille d’Eudes, duc d'Aquitaine, dont la capitale était alors Toulouse.

Quelques mois plus tard, la belle épouse, avec l’assentiment paternel, son ravisseur. Scandale à Cordoue, capitale de l’émir Abd er-Rahman: alliance «illicite»! Scandale aussi à Trèves, siège du commandement de Charles Martel, pour qui cette union annonce une alliance stratégique alors qu’il a une visée sur l’Aquitaine... 

Le Franc porte par deux fois le fer et le feu sur les terres du vieux duc. De son côté, Abd er-Rahman lève une armée, dépêche son lieutenant Ibn Zeyane en Narbonnaise, pour châtier le traître gouverneur, pendant que lui-même fonce sur Toulouse. Ibn Zeyane, qui nourrit une haine farouche contre les Berbères, va remplir avec un grand zèle sa mission. Le «renégat», il n'aura pas à aller le chercher dans la lointaine Narbonne, mais plus près, de l'autre côté des Pyrénées, en Cerdagne, dans Llivia, que les Arabes appellent Medinat el-bab: «Ville-de-la-Porte» (des Pyrénées). 

Llivia est investie. Mais Munuz réussit à prendre la fuite, entraînant Lampégie par monts et par vaux. Il sera rattrapé et mis à mort ; quant à la chrétienne, elle sera expédiée à Damas, où elle ira «garnir» le harem du calife Hicham. Cela figure dans les chroniques chrétiennes.

Longtemps, la légende catalane croira que les corps des deux amants seraient enterrés sous la dalle d'une petite chapelle dont l'architecture n'a toujours pas livré tous ses secrets. Cet étrange monument, dont l’intérieur rappelle celui d'un mausolée de marabout, les Catalans l’appellent encore de nos jours la «mezquita». L'édifice – qui, au XXVIIIe siècle, fut coiffé d’un campanile – se trouve dans le petit village de Planès, non loin d’un lieu-dit «Ker Muňoz» (le Rocher de Munuz, où celui-ci trouva la mort), en face de Font-Romeu, dans les Pyrénées orientales.

D’après Léon Langlet, L’église ésotérique de Planès (Imprimerie du Midi, Perpignan, 1966)
D’après Léon Langlet, L’église ésotérique de Planès (Imprimerie du Midi, Perpignan, 1966)
 

Aujourd’hui encore, à l’entrée de Llivia, enclave entre l’Espagne et la France, le visiteur peut admirer une fresque, en l’honneur de Lampégie. Déjà, en 1898, un poète catalan, Jacinto Verdaguer, avait laissé ce témoignage:

«Los vinents escatiran

Si es mausoleu o meçquita

Si l'han feta christiana

0 Moros de Moreria ;

Mes en la tomba del Moro

Los cristianos diuhen missa

Que ja era mitg cristia

Que en mans de Moros moria.» 

«Les visiteurs pourront se demander si c'est un mausolée 

Ou une mosquée, une construction chrétienne ou mauresque. Quoi qu'il en soit, les chrétiens disent la messe 

Sur la tombe du Maure. 

N'était-il pas à demi chrétien 

celui qui avait péri de la main des Maures? »

 

Voilà, pour l’histoire d’amour (2)… Maintenant, que s’est-il vraiment passé ce 25 octobre 732, date présumée de la bataille? Pour éviter l’anachronisme des versions modernes, voici ce qu’écrivait en 750 un historien contemporain de l’événement, connu sous le nom de L’Anonyme de Cordoue: «Pendant sept jours, les deux adversaires se harcèlent pour choisir le lieu de la bataille, puis enfin se préparent au combat, mais, pendant qu’ils combattent avec violence, les gens du Nord demeurant à première vue immobiles comme un mur restent serrés les uns contre les autres, tel un rempart de glace, et massacrent les Arabes à coups d’épée. Mais lorsque les gens d’Austrasie, supérieurs par la masse de leurs membres et plus ardents par leur main armée de fer (…), eurent trouvé le roi, ils le tuent ; dès qu’il fait nuit le combat prend fin, et ils élèvent en l’air leurs épées avec mépris (…) «

Voilà, donc, comment s’était déroulée la célébrissime bataille, en une seule journée, un samedi de ramadan (les chroniques l’attestent). Aussitôt leur chef abattu, les envahisseurs de s’évanouir (3)… 

Rarement bataille aura nourri autant de fantasmes. Il y a eu la version de la bataille du siècle: «Ce fut l'un des événements capitaux de l'histoire du monde»; la version alarmiste, celle de Chateaubriand: «Sans la vaillance de Charles Martel, nous porterions aujourd'hui le turban» ; la version négationniste: «Ce ne fut qu'une escarmouche» ; enfin, la version tiers-mondiste, avant la lettre, celle d’Anatole France: «C'est le jour de la bataille de Poitiers que la science, l'art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque…»

Le grand historien Marc Ferro s’interroge: «La bataille de Poitiers a-t-elle vraiment eu l’importance que nous lui donnons aujourd’hui?

Une sorte de narcissisme occidental nous  ferait imaginer que les Francs avaient pu arrêter les armées du calife. La tradition occitane tend à regretter que les Arabes, hautement civilisés, aient dû laisser leur place à des Germains qui n’étaient alors que des sauvages!»

De son côté, Jean-Henri Roy, coauteur avec Jean Deviosse de La Bataille de Poitiers (Gallimard, 1966), écrit: «Si plus personne ne songe à considérer Poitiers comme le coup d'arrêt décisif porté à l’'expansion conquérante de l'Islam, on aurait tort de nier le retentissement immédiat de l'événement, dont rend compte un long poème anonyme écrit vers 750 par un historien chrétien de Cordoue, qui célèbre la victoire aussi bien de Charles que des Europenses

Europenses: Européens! C’est sous ce nom qu'on désigna la coalition chrétienne. Un détail: à cette époque, une petite ville faisait déjà parler d'elle: Trajectum-ad-Mosam, plus connue aujourd'hui sous le nom de… Maastricht! Ironie de l’histoire: l’évêque de Maastricht fut, dit-on, assassiné sur ordre d’Alpaïde, la concubine de Pépin II d’Herstal et mère de Charles Martel, par l’oncle de ce dernier, pour avoir pris le parti de Plectrude, l’épouse de Pépin II. Mais cela, les auteurs de manuels se gardent bien de le rappeler, comme ils oublient de noter, avec l’historien de la ville de Béziers, que «Beaucoup d’habitants se firent musulmans (…) ; les avantages que les renégats et les aventuriers ont toujours trouvés chez les sectateurs de Mahomet, multiplièrent les apostasies» (4).

Ainsi, la famille du héros de Poitiers serait à l’origine de l’assassinat de l’évêque de Maastricht! De quoi troubler Europhiles et Eurosceptiques, non?

(1) La Narbonnaise fut occupée par les Musulmans en 719. Après sa victoire de Poitiers, Charles Martel tenta de la prendre, ce fut un échec cuisant. De rage, en remontant, il se vengea sur les habitants de la région, et fit même brûler les arènes de Nîmes, d’après des chroniqueurs (chrétiens) de l’époque. Ce n’est qu’en 759 que la ville sera prise: par Pépin le Bref, le propre fils de Martel. 
(2) Toute l’histoire est racontée dans mon essai: Abd er-Rahman contre Charles Martel (Éditions Perrin, 2010).
(3) On peut retrouver cette histoire dans mon roman historique: «Un amour de djihad», Ed ; Balland 1995 (Prix «Mouloud Mammeri» et Prix de l’Association des écrivains de langue française, remis au Sénat, à Paris).
(4) E. Sabatier, Histoire de la ville et des évêques de Béziers, p. 154, Paris 1854.

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

TWITTER: @SGuemriche

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.