Le président turc vient de signer un décret visant à reconvertir l'ex-basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en mosquée. « Il a été décidé que Hagia Sophia (ndlr le nom de l’ancienne basilique en grec) sera placée sous l’administration de Diyanet, (l’Autorité des affaires religieuses) et sera rouverte aux prières », a précisé Recep Tayyip Erdogan, opposant une fin de non-recevoir aux nombreuses critiques internationales qui appelaient à ne pas modifier le statut de Haghia Sophia. Le président a mis à exécution cette menace, qu’il agitait déjà depuis un certain temps, à l’heure où le monde a surtout besoin de renforcer le dialogue interreligieux et interculturel, et non d’exacerber les tensions religieuses, dans un contexte international toujours marqué par les attentats terroristes, qui dénaturent les fondements même des religions.
Cette annonce tonitruante du leader de l’islam politique turc, sous étroite influence des Frères musulmans, intervient à un moment particulièrement dangereux et inapproprié. Elle vient saper les efforts conjoints des États et des organisations islamiques qui oeuvrent sans relâche pour faire converger leurs points de vue, écarter le spectre de la guerre, lutter contre le fléau du terrorisme et combattre la covid-19 qui ravage le monde entier et plonge de nombreuses économies dans la récession, particulièrement dans les pays pauvres.
Cette période difficile où les défis planétaires sont immenses, aurait dû être l’occasion pour les Etats de renforcer leurs liens de coopération, loin des considérations religieuses. Hagia Sophia, est un chef-d’œuvre architectural et un témoignage unique de la rencontre entre l’Europe et l’Asie au cours des siècles. Ce site classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco est l’une des principales attractions touristiques d’Istanbul: elle attire chaque année quelque 3,5 millions de visiteurs venus du monde entier.
Depuis de nombreux siècles, la Turquie est le creuset des religions, et les chrétiens s’y sont installés depuis longtemps, bien avant l’arrivée des premiers Ottomans. L’estocade portée par Erdogan vient ébranler l’unité entre les citoyens turcs, en attisant les tensions religieuses aux dépens du dialogue. La construction de l’église Sainte Sophie par l’empereur Constantin remonte à la première moitié du VIe siècle après JC. Elle est restée sous contrôle byzantin jusqu'à ce que les Ottomans, sous la conduite de Mehmet le Conquérant, prennent Constantinople en 1453 et transforment la basilique Sainte-Sophie en mosquée.
La conversion de l’église en mosquée est contraire aux préceptes édictés par loi islamique et aux pratiques des premiers musulmans. Dans le livre Al-Kharaj qu’il rédige à la demande du calife Harun al-Rasheed (193 de l’hégire) pour donner son opinion sur le statut des églises, le juge religieux Abou Yusuf écrit ceci : « Ce qui m’intrigue, ô Prince des croyants, c’est que lors de la conquête islamique, vous avez permis aux Dhimmis de garder leur religion, à leur églises de survivre et vous les avez autorisés à porter leur croix lors de leurs fêtes religieuses ». (Livre Al-Kharaj, Beyrouth : Dar Al Maarifa, p. 138). C'est cette loi que les musulmans ont adoptée lors de leur conquête. Sans cette loi édictée à l’égard des non-musulmans, les États ne se seraient pas stabilisés, et n’auraient pas connu l’harmonie et la tolérance tout au long de leur histoire.
Lorsque les musulmans ont conquis Aelia Capitolina - Jérusalem aujourd’hui - ils n'ont pas pris possession de l’église des chrétiens, qui est demeurée leur propriété jusqu’à aujourd’hui. Une mosquée fut érigée à ses côtés sans mettre en péril sa survie. Quand Omar Ibn Al-Khattab pénétra à Aelia, il se rendit à l’Église de la Résurrection et s’assit dans sa cour. Quand le temps de la prière fut venu, il dit au patriarche: « Je veux prier ». Il lui répondit: « Priez où vous êtes ». Mais il refusa, et il pria seul sur le seuil de l’église. Puis, quand il eut fini de prier, il dit au patriarche : « Si j’avais prié à l’intérieur de l’église, les musulmans après moi l’auraient considérée comme une mosquée ». Et il a donné comme consigne à ses successeurs de pas se rassembler sur les marches pour prier, l’adhan devant être fait depuis cet endroit. (Le Livre des Exemples, Tome 2-Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb, Beyrouth : Dar Al-Fikr 2000, Tome 2, p. 268). Il convient de noter que la dénomination de cette église comme l’église « des Ordures » est bien antérieure à l’avènement de l’Islam. En effet, déjà du temps du conflit entre les juifs et les chrétiens, des déchets y étaient jetés. Elle est connue sous le nom d'église du Saint-Sépulcre ou encore basilique de la Résurrection, puisqu’elle comprend la grotte où le corps du Christ a été déposé après sa mort et depuis laquelle il est ressuscité.
Il est donc évident que la décision du président turc n'a rien à voir avec les préceptes de l'Islam. En réalité, elle vient d’une part renforcer les groupes islamiques extrémistes qui se servent de cette prise de position pour promouvoir leur idéologie radicale, et risque d’autre part d’accroître fortement l’hostilité envers les musulmans dans le monde entier. L'attaque d’une mosquée en Nouvelle-Zélande reste encore vive dans toutes les mémoires. Nous le disons, car nous vivons tous les uns avec les autres, au-delà de nos frontières. Des millions de musulmans résident en Occident, dispersés à travers le monde chrétien. Cette décision ne fera qu’attiser la haine entre les citoyens.
Les conséquences de cette décision affecteront également des millions de musulmans turcs qui vivent en Europe, en Amérique et dans le reste du monde. N’a-t-il pas réfléchi un instant à l’impact de sa décision ces personnes ? Ne craint-il pas pour leur vie ? Nous vivons dans une ère de dialogue et de coexistence, et non plus dans une période d’affrontements communautaires ou religieux.
Notre histoire est remplie d’exemples de dirigeants qui ont conduit leur pays à la destruction. L’intransigeance du calife fatimide Al-Hakim fut en effet la cause principale des croisades. Les fanatiques de l’Europe chrétienne ont justifié leurs croisades par les décisions prises par le calife Al-Hakim concernant l’Église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Ibn Al-Athir (mort en l’an 630 de l’Hégire) précise: « Le souverain Al-Hakim bi Amr-Allah, le dirigeant de l'Égypte, ordonna de détruire l’église « des Ordures » à Jérusalem, connue sous le nom de basilique de la Résurrection. Il ordonna également la destruction des églises dans tout son royaume ». (L'histoire Complète, Beyrouth : Dar Sader, p. 208-209).
L’historien arabe Ibn Taghribirdi (mort en l’an 867 de l’Hégire) a également confirmé que « le souverain a démoli l’église des Ordures à Jérusalem et d'autres églises en Égypte et au Levant » (Étoiles brillantes dans les rois d'Égypte et du Caire, Le Caire: La maison des livres égyptiens 1933. Tome 4, p. 218).
Quant à l’historien Ahmad al-Maqrizi ( mort au cours de l’année 845 de l’Hégire), il mentionne un autre acte commis en 447 de l’Hégire, qui a provoqué d’importants remous en Égypte à l'époque. Cet incident, similaire à celui de l’église à Jérusalem, a encore renforcé la haine des musulmans, précipitant le déclenchement des croisades. Celles-ci se sont prolongées pendant quatre décennies, se terminant en 690Ah/1291 A.d.
Ce fut une terrible guerre religieuse : « Après la saisie par le calife abbasside Al Hakim bi Amr-Allah de l’église de Jérusalem et la confiscation de tous les biens des chrétiens, les relations entre l’empire byzantin et les Egyptiens n’ont cessé de se dégrader, aboutissant à la conquête par les Byzantins de tous les pays côtiers environnants. Le Caire a même fini par être assiégé. L’Egypte et le Caire connurent durant cette année une forte inflation et de nombreuses épidémies, jusqu’à l’an 445 AH, apogée de la conquête byzantine aboutissant à la destruction du territoire égyptien » (Al-Maqrizi, Le livre des avis et sujets de réflexions sur la description historique des divisions territoriales et des vestiges des monuments de l'Egypte, Beyrouth: Dar Al-Kutub Al-Alami, p. 158).
Le souverain Al-Hakim, Mehmet le conquérant, tout comme Erdogan n’ont pas su s’inspirer des leçons d’Omar Ibn Al-Khattab, qui a préservé l’église de Jérusalem, qui se tient aujourd’hui toujours à côté de la mosquée Al-Aqsa et du Dôme du Rocher, symbolisant ainsi la solidarité entre musulmans et chrétiens. Et si Sainte-Sophie avait gardé son statut de musée qui lui avait été conféré en 1934, elle aurait continué à être un symbole du pluralisme religieux.
Le chef de l’Eglise orthodoxe, le patriarche œcuménique Bartholomée Ier , basé à Istanbul, a vivement critiqué la reconversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée: « Transformer Sainte-Sophie en mosquée va déclencher le courroux de millions de chrétiens à travers le monde ».
En 1453, l'église Sainte-Sophie, dont le nom est attribué à une célèbre sainte nommée « Sofia », a été saisie de force lors de la conquête de Constantinople. L'historien ottoman Ahmad ibn Yusuf Al-Qaramani (décédé en 1610 après JC) explique que « lorsque le sultan arriva dans la ville, il se précipita vers la grande église de Sainte-Sophie et pria dans son enceinte. Il l’a ensuite transformée en mosquée pour les musulmans ». (Qaramanide, Les nouvelles des Etats et l'impact de la première histoire, enquête : Ahmed Hathit et Fahmy Said, Beyrouth : Le monde des livres, 1992 Tome 3 p. 31).
Cela s'est produit après que Mehmet Ibn Murad Khan surnommé « le Conquérant », ait proclamé : « Je leur offrirai tout le butin (ndlr à son armée), il me suffit de conquérir la ville. Entendant cette annonce, les soldats du sultan se battirent de toutes leurs forces pour conquérir la ville ». (Même source, p. 30). Le siège de Constantinople s'est prolongé du début avril à la fin du mois de mai 1453, (c'est-à-dire le vingtième jour de Joumada Al Oula 857 AH). Il aura duré en tout et pour tout 51 jours.
L'historien karamanide, qui a vécu l’apogée de l'ère ottomane, confirme que le fort de la ville a été conquis par Mehmet le Conquérant à la fin du siège. Il explique que « lorsque les musulmans sont entrés dans la ville de Constantinople, le propriétaire de Galata (ainsi citée) leur a transmis la clé du fort, ouvrant la voie aux musulmans. Ils se sont ensuite précipités vers son ancienne mosquée ». (Même source).
De même, Will Durant (décédé en 1981), qui est l'un des historiens occidentaux les plus justes envers l'islam et la pensée islamique, a parlé dans son ouvrage « L'histoire de la civilisation » de ce qui s'est produit le jour de la chute de Constantinople et de la prise de l'église par l’armée ottomane. Il raconte que « les vainqueurs ont tué des milliers de personnes jusqu’à ce que les dernières défenses de la ville cèdent. Puis, ils ont commencé les vols et les pillages auxquels s’adonnent les vainqueurs, et chaque adulte en a profité pour prendre sa part du butin. Les religieuses, comme bien d'autres femmes, ont été violées aveuglément, et les maîtres des chrétiens ainsi que leurs serviteurs, après avoir perdu tous leurs vêtements, se sont soudain retrouvés égaux dans l’esclavage sans distinction. Le pillage et les vols ont finalement pu être maîtrisés, et quand Mehmet II surprit un homme armé, détruisant le couloir en marbre de l'église Sainte-Sophie, il le frappa avec son épée royale à bosse et déclara que tous les bâtiments devaient être préservés et faire partie du butin distribué par le sultan ». (Will Durant, « l'Histoire de la civilisation »). L'église de Sainte-Sophie fut transformée en mosquée après une purification appropriée, et tous les symboles chrétiens en furent retirés. Les mosaïques furent recouvertes de blanc et les vestiges de cinq cents ans d’Histoire sombrèrent dans l’oubli. Le muezzin est monté sur la plus haute tour de la basilique Sainte-Sophie le jour où la ville est tombée - ou le vendredi suivant - et a appelé les pèlerins à venir y prier. Mehmet II a conduit la prière dans le sanctuaire le plus célèbre du monde islamique. (Will Durant, « L’histoire de la civilisation », traduite par : Abdul Hamid Yunus, Ligue des États arabes - Gestion culturelle 23, pp. 37-38).
Il est vrai que la chute de Constantinople s’est avérée être une catastrophe pour le monde chrétien, mais d’une certaine manière elle a aussi bénéficié à l'Europe et à l'Occident en général. Les érudits et les artistes qui y vivaient ont en effet migré vers l'Italie et la France (Même source. 23 p. 38), là où la renaissance intellectuelle et artistique connaissait son apogée, tandis que Constantinople, qui a changé son nom en « Islambol » puis Istanbul, est restée à la traîne de l’Europe.
Les extrémistes considèrent cette conquête comme une victoire déterminante pour l’Islam, mais ils sous-estiment le fait qu’elle a aussi nuit aux intérêts de l'islam et des musulmans. La multiplication des attentats terroristes émanant de groupes extrémistes ces dernières années a remis au premier plan la nécessité d’un dialogue interconfessionnel. La démarche du président turc cherche à jouer sur les émotions des musulmans, en ravivant les rêves d’un califat islamique. Il se présente ainsi comme le digne héritier de l’Empire ottoman, afin d’obtenir ainsi le plein soutien des musulmans.
La restauration du rêve ottoman est depuis de nombreuses années préconisé par l'islam politique. Comme l’a dit le président Erdogan: « La Turquie est bien plus grande que les frontières de la Turquie actuelle, on ne peut pas la réduire aux 783 000 km² de son territoire. Nos limites physiques et morales ne sont pas les mêmes. Nos frères à Mossoul, Kirkouk, Al-Hasakah, Alep, Homs, Misrata, Skopje, en Crimée et dans le Caucase, ne vivent certes pas tous à l’intérieur de nos frontières géographiques, mais font partie intégrante de nos frontières émotionnelles. Nous nous adresserons à ceux qui tentent de définir l'histoire de la Turquie et de notre nation d’ici 90 ans. Nous prendrons toutes les mesures nécessaires, et réexaminerons les manuels scolaires ». (Source : YouTube). Pour lui, la transformation de Sainte-Sophie en mosquée ne s’adresse pas uniquement aux musulmans, mais vise également à s’attirer les bonnes grâces des extrémistes, dont les mosquées ne cessent de fleurir partout à Istambul.
En conclusion, nous affirmons que nous ne sommes en phase avec ce qui s'est passé à l’époque du conquérant Mehmet Ibn Mourad Khan, ni avec les agissements des souverain Al-Hakim. Il est cependant difficile de porter un jugement sur cette période révolue avec les outils modernes dont nous disposons aujourd’hui, mais Erdogan, qui fait explicitement le lien entre des événements qui se sont déroulés il y a des siècles et la période actuelle, se pose en digne héritier de la tradition de l’islam politique, qui consiste à assimiler les époques sans distinction. Il veut vivre à la fois au XXIe siècle et au XVe siècle, endossant les habits de Mehmet le Conquérant, sans prendre en compte les changements qui se sont produits au cours de l’histoire de l’humanité. Il soulève ainsi une question religieuse qui n’a pas été tranchée ni par les centres islamiques, ni par les savants religieux. Cette démarche d’Erdogan a des visées avant tout électoralistes, faisant appel aux sentiments religieux des citoyens, mais n’est pourtant pas sans risque. Sa décision ne sert en réalité ni la Turquie, ni son peuple, ni le monde musulman, et pourrait même les desservir.
Rasheed al-Khayoun est un universitaire irakien et conférencier en philosophie, religion et histoire islamiques. Il est l'auteur de livres sur les religions et les sectes en Irak.
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