Le «téléphone arabe», cette technologie… galopante

Le «téléphone arabe», cette technologie… galopante. (Photo, AN)
Le «téléphone arabe», cette technologie… galopante. (Photo, AN)
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Publié le Jeudi 24 février 2022

Le «téléphone arabe», cette technologie… galopante

Le «téléphone arabe», cette technologie… galopante
  • Aujourd'hui, c'est un fait, la mondialisation des technologies de communication est telle que l'observateur a toutes les raisons de prendre date: la mémoire collective sera médiatique ou ne sera pas!...
  • Traditionnellement, dans les sociétés arabes, la communication interpersonnelle utilise trois sys¬tèmes de référence: l'instance religieuse, la mémoire collective et la connaissance empirique

Traditionnellement, dans les sociétés arabes, là où les rapports sociaux restent ancrés dans la culture orale, la communication interpersonnelle utilise trois sys­tèmes de référence: l'instance religieuse, la mémoire collective et la connaissance empirique. Véritables bases de données relationnelles, interconnectables à souhait, ces systèmes posent le verbe comme matière et vecteur d'information. C'est ainsi qu'un corpus de dictons fonctionne comme régulateur de discours: «Les proverbes sont la lampe des mots», dit un proverbe arabe. Parole méta-proverbiale somme toute universelle: pour Aristote, les proverbes dont on use dans un procès sont des «témoins anciens»; de même, la sagesse chinoise dit bien: «Lorsqu’on a appris le livre des proverbes, on n’a plus d’efforts à faire pour parler».

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Traditionnellement, dans les sociétés arabes, là où les rapports sociaux restent ancrés dans la culture orale, la communication interpersonnelle utilise trois sys­tèmes de référence.

Par le recours à cette parole identificatoire, la sagesse populaire vise en fait à sa propre promotion: donner au sens commun les traits du bon sens. La question, ici, est de savoir en quoi la parole médiatisée peut rivaliser, jusqu'à la supplanter, avec cette vox populi que Michel de Certeau qualifie de «parole tour à tour séductrice, dangereuse et objet de nostalgies de contrôles»[i].

Fascination ou dépossession?

Qui dit «médiatisation» dit «médiation». Mais, en fait de médiation, ne dit-on pas, en arabe algérien: «El hadra ma bine tnine, wa-talet ma 3andou wednine», ce qui se traduit par: «La parole est entre deux, et le troisième n'a point d'oreilles»? Ou, version marocaine: «Lhadra ma bin zouj, we talet fdoli», soit: «la parole est entre deux et le troisième est un importun».

C’est sur cette «disqualification», spécificité de la grammaire arabe (la 3e personne du singulier est appelée el-gha'ibu: «l’Absent») que l’éminent linguiste Émile Benveniste avait fondé son concept de non-personne:       

«Pour les grammairiens arabes, la troisième personne est “el-gha'ibu”: celui qui est absent. Dans cette dénomination se trouve impliquée une notion juste des rapports entre les personnes... Nous sommes ici au centre du problème... Et la conséquence doit être formulée nettement: la troisième personne n'est pas une “personne”; c'est même la forme qui a pour fonction d'exprimer la non-personne»[ii].

Disqualification formelle, mais qui, dans un environnement médiatisé, se révèle déterminante, au regard de la mutation des rapports sociaux.

Aujourd'hui, c'est un fait, la mondialisation des technologies de communication est telle que l'observateur a toutes les raisons de prendre date: la mémoire collective sera médiatique ou ne sera pas!... Certes, les réalités nous commandent de nous prémunir contre tout sentimentalisme, et surtout contre cette croyance en une mémoire collective qui serait au-dessus de tout soupçon.

Voilà plus de quarante ans, contre l’affirmation populiste que «la mémoire du peuple est notre bibliothèque nationale», le sociologue algérien Mostefa Lacheraf (qui fut ministre de l’Éducation nationale) nous mettait déjà en garde: «Compte tenu des ruptures entre générations, et sous la poussée impitoyable des faits économiques et sociaux, des malheurs sans nombre, du transfert de l'intérêt collectif d'un certain passé à un certain présent au rythme plus rapide, fait d'images nouvelles, de visions harcelantes, je peux affirmer que la mémoire du peuple est souvent incapable d'enregistrer et de restituer le souvenir d'évé­nements très anciens, même et surtout quand il s’agit de ceux qui ont trait à l’histoire régionale ou locale vécue par des ancêtres pourtant illustres»[iii] 

Ainsi, les adeptes du tout-technologique se sont mis en tête de rattraper à tout prix ce retard «endémique». Et la technologie était là, pour les faire, selon les termes de l’auteur du Défi mondial, Jean-Jacques Servan Schreiber, «passer de l’âge néolithique à l’âge post-industriel»[iv]. Sic.

Mais de quoi le «téléphone arabe» est-il le nom?

Aux thèses de générosité néocoloniale du fondateur de L’Express, nos décideurs avaient répondu par un formidable mimétisme. À croire que la «mentalité industrielle» peut faire l'objet d'une planification au même titre qu'une campagne de vaccination. Et d'abord, vaccination contre quel Corona? Celui d’une forme de commu­nication dénoncée comme vecteur de sous-développement.

Il fut un temps où le colonisateur ironisait lourdement sur l'irrationalité étonnamment productive du «téléphone arabe». Après avoir été concurrencé par la radio, marginalisé par la télévision, le «téléphone arabe», cette technologie galopante, fut réduit à un lanceur de rumeurs. Frantz Fanon, lui, en avait une autre conception: «Dans les pays du Maghreb, les Européens appellent “téléphone arabe” la rapidité relative avec laquelle, de bouche à oreille, les nouvelles sont diffusées dans la société autochtone. À aucun moment, il n’a été question de dissimuler autre chose sous cette expression»[v].

Avec le «mythe de la technologie miracle», le «téléphone arabe» prit un caractère dangereux: échappant au rationalisme froid du schéma médiatique, ce maquis de la parole multiple reste redoutable, parce qu’incontrôlable, en effet. Mais au-delà du projet d'information parallèle ou subversive qui l'anime, le «téléphone arabe» représente, à notre sens, sinon un moyen de communication des masses, un moyen d'autorestructuration sociale. Et c'est en tant que tel que le sociologue devrait aborder ce phénomène dont on peut dire ce que Michel de Certeau dit de la Voix du peuple: «Loin, trop loin des pouvoirs économiques et administratifs, le peuple parle. Parole tour à tour séductrice et dangereuse (…), aujourd’hui enregistrée, normalisée, médiatisée, nettoyée (…) Là où elle s’infiltre elle-même, rumeur du corps, elle devient souvent l’imitation de ce qui est produit et reproduit par les médias – la copie de son artefact»[vi].

Le risque d’une mémoire… collectiviste

Le fait est que l'une des composantes des cultures arabes, qui ont le mieux préservé nos sociétés des menaces de déstruc­turation, réside précisément dans ce mode de communication interpersonnelle qui procède de l’hégémonie du verbe sur toute autre forme de représentation[vii].

Cette hégémonie, on la retrouve à l’œuvre dans la plupart des fictions audiovisuelles. Nombreuses, en effet, sont les situations où les technologies de communication orale (téléphone, radio, minicassette) intervenaient non plus comme accessoires, mais comme de véritables révélateurs d'affects. Un exemple éloquent se trouve dans le film algérien de Merzak Allouache, Omar Gatlato. Ici, le héros tombe amoureux d'une voix anonyme de jeune fille (dans une minicassette). Tout l'intérêt dramatique du film sera soutenu par cette voix, qui lui permet de rendre audibles ses fantasmes les plus fous. Fous au point que, devant l'impossibilité de communiquer avec l'objet de son désir, le personnage finit par consommer son amour, littéralement: en avalant la bande magnétique!...

S'il est vrai que la communication médiatisée se réduit à «un dialogue entre un prolixe et un muet» (Edgar Morin); si, par leur structure même, les médias sont «ce qui interdit à jamais la réponse» (Jean Baudrillard), c'est bien le signe qu'une parole, ici, est confisquée. Au regard du dicton arabe cité plus haut («El hadra ma bine tnine...»), tout téléspectateur devrait se trouver face à son récepteur dans une situation d’abstraction plutôt que dans un état de fascination.

«Aux Arabes, on ne demande pas de produire mais de consommer!» promettait encore Jean-Jacques Servan-Schreiber. Avec les technologies de communication, on ne leur demande pas non plus de produire leur propre imaginaire, mais de consommer l'imaginaire des autres. Demain, avec ces satellites qui supervisent nos frontières, est-ce que notre propre imaginaire ne sera pas lui-même sous haute surveillance? Et la mondialisation déjà triomphante ne nous promet-elle pas de faire de la mémoire collective des peuples une mémoire collectiviste?

 

[i] Michel de Certeau, L'invention du quotidien, -Arts de faire (Gallimard, 1990).

[ii] Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (Gallimard, 1974).

[iii] Mostefa Lacheraf, Aspects de la culture algérienne contemporaine, Colloque national sur la culture, Alger 1968.

[iv] Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le Nouvel Observateur, 5 juin 1982.

[v] Sociologie d'une révolution (Ed. Maspero 1972).

[vi] Michel Certeau, op. cit. p. 232.

[vii] Cf. Salah Guemriche: Pratiques d'écritures arabes, lectures arabes des pratiques, Revue de l'Institut de presse et de communication, Tunis, N'5, 1984, pp 29 à 50.