Il y a soixante ans, les accords d’Évian

Le président du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) Benyoucef Ben Khedda prononce un discours à Alger le 10 juillet 1962 lors de la première réunion du GPRA depuis la proclamation de l'indépendance de l'Algérie. AFP
Le président du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) Benyoucef Ben Khedda prononce un discours à Alger le 10 juillet 1962 lors de la première réunion du GPRA depuis la proclamation de l'indépendance de l'Algérie. AFP
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Publié le Jeudi 10 mars 2022

Il y a soixante ans, les accords d’Évian

Il y a soixante ans, les accords d’Évian
  • Le 15 mars 1962, trois jours avant la signature desdits Accords, un commando de tueurs investit le siège des Centres sociaux et éducatifs, à El-Biar, arrondissement d’Alger
  • En réaction à la signature historique, l’OAS décrète deux jours de grève dans tout le pays

Le 19 mars 1962, la guerre dite «d’Algérie» allait prendre fin en application des fameux accords d’Évian, signés la veille. Seulement, de «cessez-le-feu», il n’y en eut que sur le papier… Une organisation d’extrême droite, l’OAS, opposée à l’Indépendance, va frapper à Alger, Oran, Annaba…

Mouloud, Max, Marcel, Robert, Salah et Ali
Le 15 mars 1962, trois jours avant la signature desdits Accords, un commando de tueurs investit le siège des Centres sociaux et éducatifs, à El-Biar, arrondissement d’Alger. Six hommes en sont délogés, alignés dos au mur, avant d’être mitraillés. Six inspecteurs desdits Centres sociaux, créés par Germaine Tillion (ethnologue, ancienne résistante et ancienne déportée): Marcel Basset, Robert Eymard, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutène, Max Marchand et Salah Ould Aoudia.
Trois Français, trois Algériens, dont la mort marquera à jamais l’ethnologue, qui écrira: «Entre l’écrivain Mouloud Feraoun, né en Grande Kabylie; Max Marchand, Oranais d’adoption et docteur ès lettres; Marcel Basset, qui venait du Pas-de-Calais; Robert Aimard, originaire de la Drôme; le catholique pratiquant Salah Ould Aoudia et le musulman Ali Hammoutène, il y avait une passion commune: le sauvetage de l’enfance algérienne – car c’était cela l’objectif des centres sociaux... Et c’était de quoi s’entretenaient ces six hommes, à 10 heures du matin, le 15 mars 1962…»1
Parmi les victimes, il y avait donc l’écrivain Mouloud Feraoun. Celui à qui Albert Camus avait dit: «Lorsque deux de nos frères se livrent un combat sans merci, c'est folie criminelle que d'exciter l'un ou l'autre. Entre la sagesse réduite au mutisme et la folie qui s’égosille, je préfère les vertus du silence. Oui, quand la parole parvient à disposer sans remords de l'existence d'autrui, se taire n'est pas une attitude négative.»


Germaine Tillion était d’une autre trempe: elle avait pris le parti de ne pas se taire, et de porter haut le combat des Algériens. «Il se trouve que j’ai connu le peuple algérien et que je l’aime; il se trouve que ses souffrances, je les ai vues, avec mes propres yeux, et il se trouve qu’elles correspondaient en moi à des blessures.» Ce qu’elle appelle pudiquement «blessures» date de sa déportation en Allemagne nazie, au camp de femmes de Ravensbrück… Il n’y a pas eu que Germaine Tillion à s’être distinguée d’Albert Camus. Dès 1930, l’année du Centenaire de la conquête de l’Algérie, Henry de Montherlant, l’écrivain aristocrate, écrivait: «Un homme de qualité est toujours d’accord avec les indigènes, par-dessus ses compatriotes.» Camus versus Montherlant, ce que la critique littéraire n’a jamais jugé utile de rappeler. Mais c’est une autre histoire… 

Trois jours après l’assassinat des six inspecteurs, les accords d’Évian sont signés. Dans Le Monde du même jour, Germaine Tillion écrira: «Mouloud Feraoun était un écrivain de grande race, un homme fier et modeste à la fois, mais quand je pense à lui, le premier mot qui me vient aux lèvres c’est le mot: bonté... C’était un vieil ami qui ne passait jamais à Paris sans venir me voir. J’aimais sa conversation passionnante, pleine d’humour, d’images, toujours au plus près du réel – mais à l’intérieur de chaque événement décrit il y avait toujours comme une petite lampe qui brillait tout doucement: son amour de la vie, des êtres, son refus de croire à la totale méchanceté des hommes et du destin (…)»


Un cessez-le-feu sous la mitraille
En réaction à la signature historique, l’OAS décrète deux jours de grève dans tout le pays. Le 19 mars, jour d’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le général Salan, sur les ondes d’une radio-pirate, appelle ses troupes à «commencer immédiatement les opérations de harcèlement dans les villes contre les forces ennemies» (sous-entendu: l’armée et la gendarmerie françaises). Le même jour, Ben Khedda, le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), lance cet avertissement: «Le cessez-le-feu n’est pas la paix ! Le danger est grand et les hordes fascistes et racistes de l’OAS, désespérant de maintenir l’Algérie française, vont tenter d’ensanglanter encore le pays.»
Comme je le note ailleurs2, à l’occasion des 50 ans de l’Indépendance, le commando Delta du lieutenant Degueldre revendiquera, pour le mois de mars, 611 attentats, 110 morts; en avril, 647 attentats, 220 morts; en mai, 1728 attentats, 350 morts3. Le 20 mars, dans les locaux du commissariat de police d’Hussein-Dey, quatre détenus algériens sont assassinés, tandis qu’un commando tire au mortier contre la foule, Place du Gouvernement (aujourd’hui, Place des Martyrs), faisant 24 morts et 60 blessés. Les gendarmes bouclent le quartier.
Le 21 mars, les chefs de l’OAS proclament dans un tract que «les forces françaises sont considérées comme des troupes étrangères d’occupations»! Dans la nuit du 22 au 23 mars, à Bab el-Oued, une patrouille de jeunes appelés du Contingent tombe dans une embuscade tendue par les commandos Z de l’OAS. Du haut des fenêtres, et depuis les toits, des activistes n’hésitent pas à tirer sur les forces de l’ordre. Bilan: sept morts, parmi la troupe. Le matin du 26 mars, les insurgés appellent la population pied-noir à la rescousse et l’exhortent à marcher sur Bab el-Oued…

alger
Le Figaro, 24-25 mars 1962

 

Le jour où des Français ont tiré sur des Français
Dix ans après, le grand reporter du Monde, Jean Lacouture, racontera: «Les ordres venus de Paris, et plus précisément de l’Élysée, sont nets: ne pas céder d’un pouce, couper court à l’émeute (…). À partir de 14 h 30 (…) les chefs de l’OAS (…) poussent en avant la foule surexcitée (…). À 14 h 45, une rafale de fusil-mitrailleur claque en direction de la troupe, du balcon du 64 de la rue d’Isly. “On nous tire dessus !”, lance dans son émetteur-récepteur le lieutenant Ouchène Daoud, dois-je riposter?” Le PC du régiment donne le feu vert. Et c’est la mitraillade aveugle entrecroisée, sauvage. Puis ces cris de “Halte au feu! Halte au feu, je vous en supplie, mon lieutenant!”, que l’on entend comme des SOS de noyés, poussés par des voix blanches et déjà perdues. Le carnage ne devait pas durer plus de quelques minutes. Mais ces minutes-là ont fait quarante-six morts et deux cents blessés, dont une vingtaine n’ont pas survécu, presque tous du côté des civils algérois. L’irrémédiable est accompli, les forces de la République ont tiré sur la foule…»4
«Mars, mois des fous», d’après ce dicton provençal. Mars, dieu de la guerre, dans la mythologie romaine. En Algérie, une expression s’imposera: «les Marsiens». Pour désigner les maquisards de la 25e heure. Lesquels, comme tous les convertis en politique ou en religion, firent preuve de zèle et de violence: ils seront parmi les premiers à faire main-basse sur les «biens vacants» (abandonnés par les pieds-noirs), et à s’attaquer aux harkis. Soit dit en passant, nombre de leurs proies de prédilection, faute d’avoir pu regagner à temps l’autre rive, réussiront à se faire oublier en changeant de région (l’Est héritant des harkis de l’Ouest, le Nord de ceux du Sud, et vice versa)5.
Commentant les atrocités de ces vengeances, l’historien Pierre Vidal-Naquet les rapprochera de celles que subirent les «collabos» après la victoire contre les Allemands: «Souvenons-nous de ce que fut la Libération, pour les miliciens précisément, dans certains villages du midi de la France»6… Quant aux pieds-noirs, Benjamin Stora rappelle: «On a assisté à un véritable exode qui s’est amplifié à l’approche de la date du référendum du 3 juillet 1962. À cette date, près de 600 000 pieds-noirs étaient déjà partis. Les massacres d’Européens à Oran, le 5 juillet, ont accéléré le mouvement. Près de 100 000 personnes ont quitté l’Algérie pendant l’été 1962. Il restait quand même, à ce moment-là, encore plus de 100 000 pieds-noirs, qui partiront progressivement.»7
Le 8 avril, les citoyens français étaient appelés à se prononcer par référendum sur la question: «Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant les accords à établir et les mesures à prendre au sujet de l'Algérie sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ?»8
Résultats de la Consultation:

tableau
Source: décret n° 62-310 du 20-03-1962. Proclamation du Conseil constitutionnel du 13-4-1962

C’est peu dire que les nostalgiques du Temps béni des colonies, comme chantera Michel Sardou en 1976, n’ont jamais digéré ce qu’ils appellent encore aujourd’hui «l’abandon de l’Algérie». Ainsi, le 14 mars 2015, Robert Ménard, le maire de Béziers élu avec les voix du Front national et dont le père, un ancien imprimeur pied-noir, fit partie de l’OAS, débaptisera la rue du 19 mars 1962 pour la rebaptiser «Rue Hélie de Saint-Marc». Ce haut gradé de l’armée française, s’était illustré le 21 mars 1961 dans le «Putsch des généraux», une tentative de coup d’État en somme, contre le général de Gaulle, avec son régiment le 1er REP (Régiment étranger de parachutistes) dont fit partie un certain Jean-Marie Le Pen.

 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

TWITTER: @SGuemriche

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.