Sainte Sophie : Débat sur les idéologies et les identités culturelles

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Publié le Vendredi 17 juillet 2020

Sainte Sophie : Débat sur les idéologies et les identités culturelles

Sainte Sophie : Débat sur les idéologies et les identités culturelles
  • L'estocade portée par Erdogan, en plus d’être une tentative de dissimuler la récession économique que traverse la Turquie, est aussi motivée par son désir de faire oublier ses aventures hasardeuses à l’étranger en Syrie ou en Libye
  • Au cours de la dernière décennie, quatre églises « Hagia Sophia » ont déjà été transformées en mosquées dans le cadre du projet d’Erdogan et de son Parti de la justice et du développement (AKP), de transformer l’identité culturelle de la Turquie

Pour détourner l’attention la crise économique profonde qui secoue la Turquie, le président turc Erdogan, a décidé de jouer la dernière carte qu’il avait en main: l’ancienne basilique Sainte-Sophie. En reconvertissant le joyau architectural d’Istanbul en mosquée, il a surtout cherché à flatter les franges les plus religieuses de son électorat et ses alliés d’extrême droite. Sa décision a suscité de nombreuses réactions inquiètes de la communauté internationale.  

L’Unesco, qui a classé Sainte-Sophie au patrimoine mondial de l’humanité a « vivement regretté la décision des autorités turques, prise sans dialogue préalable. ». Sa directrice générale, Audrey Azoulay, a fait part « de sa profonde préoccupation à l'ambassadeur de Turquie auprès de l'Unesco. Sainte-Sophie fait partie des zones historiques d'Istanbul inscrites au patrimoine mondial de l'Unesco. », a t-elle précisé.

L'ex-basilique est « un chef d'œuvre architectural et un témoignage unique de la rencontre de l'Europe et de l'Asie au cours des siècles. Son statut de musée reflète l'universalité de son héritage et en fait un puissant symbole de dialogue », a t-elle poursuivi. 

L'estocade portée par Erdogan, en plus d’être une tentative de dissimuler la récession économique que traverse la Turquie, est aussi motivée par son désir de faire oublier ses aventures hasardeuses à l’étranger en Syrie ou en Libye, son soutien aux organisations extrémistes, et l’envoi de terroristes vers des zones de guerre. Enfin, le président turc essaie de masquer la faiblesse de la diplomatie turque face aux pays européens, avec lesquels il n’a plus aucun espoir de former des relations futures.

En outre, Erdogan se sert pleinement des médias à sa botte, et d’autres qui le soutiennent en temps de crise, comme Al-Jazeera, pour défendre ses positions, faisant fi des vérités historiques et de la tradition d’un Islam tolérant et modéré. Son comportement est un soi un affront au concept de l’Islam, en plus d’être irrationnel au niveau diplomatique. 

Le président turc joue un jeu particulièrement dangereux : il incite aux conflits de civilisations, avec le risque d’accroître l’islamophobie à travers le monde, alors que les groupes terroristes et extrémistes ont contribué à la développer. 

Sainte-Sophie, aussi connue sous le nom Hagia Sophia (en grec, la sagesse divine) est considérée comme l’une des icônes les plus importantes du patrimoine byzantin. Première basilique de l'histoire chrétienne, elle a été convertie en mosquée par les Ottomans suite à leur conquête de Constantinople en 1453 ap. J-C, puis est devenue un musée sous le règne de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République de Turquie, qui était soucieux de « l'offrir à l'humanité. ». Selon l’analyste Soner Cagaptay, du Washington Institute for Policy Analysis: « Atatürk  tenait à mettre en avant la non-politisation de la religion dans l’espace public. »

Historiquement, Hagia Sophia d’Istanbul n’est pas le première de ce nom, car il existe cinq églises byzantines qui portent le nom de « sagesse divine » en Turquie, y compris dans la ville de Trabzon jadis habitée par les Grecs.

Au cours de la dernière décennie, quatre églises « Hagia Sophia » ont déjà été transformées en mosquées dans le cadre du projet d’Erdogan et de son Parti de la justice et du développement (AKP), de transformer l’identité culturelle de la Turquie. 

Cette politique répond à plusieurs objectifs fondamentaux. D’une part, il s’agit de restaurer l’image d’Erdogan en tant que leader dans le monde musulman après qu’il ait failli dans ce rôle à plusieurs reprises hors de la Turquie : par exemple lors de la récupération des antiquités ottomanes à La Mecque, ou en essayant de remettre sur le devant de la scène le dossier polémique de l’internationalisation de la Mecque, avec le soutien des médias qataris.  

D’autre part, il s’agit de masquer les échecs de la politique régionale et internationale de la Turquie. Ses faibles réalisations contre le terrorisme, son soutien à des milices armées en Syrie, puis leur transfert en Libye, ont mis fin à ses espoirs d’adhésion à l’Union européenne, en particulier suite aux récentes déclarations du président français, Emmanuel Macron. 

La raison de l’intérêt porté par Erdogan pour l’Hagia Sophia d’Istanbul plus que pour d’autres églises qui ont été précédemment converties en mosquées en Turquie s’explique par sa valeur historique considérable. Construite au 6ème siècle ap.J-C, elle est surnommée dans la littérature chrétienne « La Couronne voûtée d’Istanbul. »

La conversion d’Hagia Sophia en mosquée, alors qu’elle était auparavant un musée, faite suite à une plainte déposée par une association musulmane affiliée au Parti de la justice et du développement (PJD). Cette plainte visait à renverser une décision de 1934 de la Cour administrative suprême de Turquie, qui avait transformé l’église en musée.

Cela fait plusieurs années que l’idée germe dans l’esprit d’Erdogan. Son projet a été analysé par certains observateurs comme s’inscrivant dans la droite ligne de sa politique fondée sur la nostalgie de l’Empire ottoman. 

Au 4ème anniversaire de la tentative de coup d'état qui l’a visé, Erdogan a proposé de prier à l’intérieur de Hagia Sophia pour renforcer son image politique, et sa popularité au sein des milieux islamiques. 

L’effondrement économique de Turquie, qui n’a pu être limité par les réformes d’Erdogan, a aussi fortement terni l’image du président turc auprès de la population turque, surtout après la construction controversée de son palais de 1100 chambres, émaillée de corruption impliquant des membres de sa famille. Ce qui explique ses tentatives de diversion d’Erdogan, que ce soit par le biais d’Aghia Sophia ou par l’intermédiaire de campagnes médiatiques menées contre les pays occidentaux, l’Arabie saoudite et les pays de la modération islamique arabe.

Selon un sondage récent réalisé en Turquie par l’hebdomadaire britannique « The Economist », les Turcs soutiennent la reconversion d’Aghia Sophia en mosquée. Cependant, les sondages montrent également que le gouvernement a utilisé ce dossier à un moment qui ne doit rien au hasard. A peine deux ans après les dernières élections, il envisage d’organiser sous peu des élections anticipées, et une telle mesure nationaliste pourrait lui permettre de redorer son blason auprès de ses partisans, ardents défenseurs de l’islam politique, mais aussi du peuple turc dans son ensemble.  

Avec l’explosion de la pandémie du coronavirus, le président turc a accru ses campagnes d’oppression contre la liberté d’expression. Trois députés de l’opposition et des journalistes ont été arrêtés pour espionnage et terrorisme, et quatre militants des droits humains, dont deux d’Amnesty International, ont été condamnés à des peines de prison allant de deux à six ans.

Les autorités ont également fermé un certain nombre de chaînes de télévision d’opposition, ainsi qu’une université liée à un ancien Premier ministre qui est maintenant l’un des opposants politiques d’Erdogan. Les autorités ont même interdit des chaînes et des médias saoudiens.

Si Erdogan réalise un coup politique avec cette opération de reconversion de Sainte Sophie, son coût risque à long terme risque d’être élevé. Il pourrait fortement nuire à la tolérance religieuse, et au dialogue des civilisations dans le monde, au risque d’ébaucher une opposition systématique des communautés chrétiennes contre l’Islam.

Ce passage en force nous rappelle ce que les Talibans ont fait avec la statue du Bouddha en Afghanistan et ou les destructions par l’Etat islamique de l’héritage islamique et chrétien en Irak et en Syrie. Le projet du président turc ne parviendra à un seul objectif: provoquer les sages, tout en s’attirant la sympathie des extrémistes. Cette dualité affecte lourdement sa crédibilité. 

Dans le prochain épisode, j’examinerai plus en détail l’absurdité du cas Erdogan, qui essaie de défendre une certaine image de l’islam pour attirer le plus grand nombre de partisans.

 

Youssef El-Deeni est chercheur en Sciences politiques.

Twitter: @aldayni

NDLR: Les opinions exprimées dans la présente publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur ArabNews.com