Des enfants placés pas comme les autres: comment gérer le lien avec les parents? (2/2)

Un gardien bénévole regarde des enfants orphelins qui auraient des liens avec des combattants étrangers du groupe État islamique (EI) jouer dans un camp du village d'Ain Issa, dans le nord de la Syrie, le 26 septembre 2019. AFP / Delil SOULEIMAN
Un gardien bénévole regarde des enfants orphelins qui auraient des liens avec des combattants étrangers du groupe État islamique (EI) jouer dans un camp du village d'Ain Issa, dans le nord de la Syrie, le 26 septembre 2019. AFP / Delil SOULEIMAN
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Publié le Jeudi 03 novembre 2022

Des enfants placés pas comme les autres: comment gérer le lien avec les parents? (2/2)

Des enfants placés pas comme les autres: comment gérer le lien avec les parents? (2/2)
  • Accompagner des enfants de djihadistes tout juste rentrés met les professionnels de l’aide à l’enfance dans des situations qu’ils rencontrent souvent pour la première fois
  • «Ce qui est complexe, c’est le rapport à la religion; il est important de se dire à quel moment cette pratique nous alerte et pourquoi»

Si les enfants de djihadistes ne diffèrent pas tant que cela des enfants maltraités rencontrés par les professionnels, la dimension religieuse et surtout le lien avec les parents radicalisés, souvent en prison ou encore à l’étranger, sont très complexes à gérer.

Lire la 1re partie, ici

L’influence du père

Accompagner des enfants de djihadistes tout juste rentrés met les professionnels de l’aide à l’enfance dans des situations qu’ils rencontrent souvent pour la première fois. S’ils sont habitués aux situations sociales généralement dramatiques des enfants placés, ils doivent ici y ajouter la dimension religieuse radicale habituellement transmise par le père.

Éric, 50 ans, éducateur spécialisé, est référent de deux enfants de 9 et 11 ans: «La radicalité du père de famille fait qu’il se retrouve dans une posture de contrôle, rendant mon intervention complexe. Dernièrement, il n’a pas souhaité que ses enfants se rendent en vacances ou en centre de loisirs, craignant qu’ils sortent du rang de bons musulmans.»

Lorsque l’éducateur est une femme, le regard semble similaire. Céline a 39 ans. Elle est référente d’une fratrie de quatre enfants, dont deux nés en Syrie. Pour elle aussi, l’influence du père emprisonné est extrêmement difficile à gérer.

«Dans le cadre de cette prise en charge, nous sommes confrontés à un père incarcéré en Algérie et une mère en France. La mère explique avoir suivi son mari par obligation et elle précise ne plus être, selon elle, radicalisée. Pourtant, cette dernière demande que son enfant se rase les cheveux à la suite de la demande de son mari, qu’il justifie comme étant conforme aux règles de l’islam. Le père aurait fait le choix de vouloir mourir martyr plutôt que de revenir vivre en France.»

Pour Céline, ces enfants restent des mineurs à protéger d’eux-mêmes: «L’autre particularité est notamment le fait que certains des mineurs protégés sont auteurs et victimes», ajoute-t-elle. Cette notion d’enfants ayant potentiellement commis des atrocités est présente dans tous les entretiens; il s’agit d’un non-dit absolu, car les travailleurs sociaux ne sont pas au courant des activités précises des parents et de leurs enfants telles qu’ils ont pu les décrire devant le juge.

Olympe suit deux enfants de retour de zone de guerre, en Libye. L’un est âgé de 6 ans et l’autre de 4 ans. Le père a été incarcéré en Algérie et la mère en région parisienne.

Cette situation est encore plus particulière, car au moment de l’entretien, le père a été libéré récemment et il a pu récupérer un des deux enfants. Dans ce cas, c’est la mère qui a la garde de l’autre enfant et qui compte sur l’éducatrice pour l’aider à rompre l’influence du père. «Elle exprime ses inquiétudes quant à la radicalité de son époux. En effet, celui-ci demande auprès des services éducatifs que les cheveux de ses enfants soient rasés, conformément aux préceptes religieux.»

Olympe fait preuve d’un vrai recul sur son métier et notamment sur les dérives possibles dans les relations entre le djihadiste et le travailleur social: «Ce qui est complexe, c’est le rapport à la religion; il est important de se dire à quel moment cette pratique nous alerte et pourquoi. Comment faire ainsi le lien avec de la radicalisation? Je suis parfois en difficulté lorsqu’il s’agit de se positionner face à une pratique religieuse.»

Olympe décrit ici la façon dont le professionnel doit constamment s’adapter, se contorsionner pour parvenir à faire entrer le mineur sur le chemin d’un retour à une vie plus normale.

Accompagner des enfants de djihadistes tout juste rentrés met les professionnels de l’aide à l’enfance dans des situations qu’ils rencontrent souvent pour la première fois.

Arnaud Lacheret

Ces situations, illustrées par des témoignages très forts de professionnels qui sont en première ligne pour tenter de réparer ce qui peut l’être, montrent que nous sommes encore loin d’avoir trouvé la bonne attitude professionnelle pour traiter les mineurs enfants de djihadistes. Cependant, ce type de cas ne peut se régler que par la multiplication d’expériences et de pratiques professionnelles.

Nous sommes dans ce que Claude Lévi-Strauss appelle du «bricolage», que j’avais également décrit dans mon ouvrage sur la gestion de faits religieux dans une banlieue populaire. Les acteurs décrivent tous des outils qu’ils utilisent ou détournent de leur sens originel et qui s’avèrent parfois efficaces. Il n’est sans doute pas possible de disposer d’une méthodologie qui soit adaptée à tous les cas d’enfants de djihadistes et c’est justement en comptant sur l’engagement des acteurs, leur sens du devoir et leur attachement à leur mission que les bonnes pratiques peuvent émerger.

Aucun pays n’est parvenu à régler le problème de la réinsertion d’enfants de djihadistes, car il n’existe pas de méthode miracle. Les quelques paroles de professionnels recueillies ici montrent que les éducateurs s’adaptent et doivent gérer ces enfants au cas par cas. Il est difficile pour l’opinion publique d’accepter ce type de méthode, mais c’est souvent ainsi que les solutions émergent. Dans le cas des enfants de djihadistes, il ne saurait y avoir de traitements autres qu’individuels. Force est de constater que les professionnels français de la protection de l’enfance semblent l’avoir parfaitement compris et mettent en œuvre cette méthode loin du tumulte médiatique.

 

Arnaud Lacheret est docteur en sciences politiques, Associate Professor à Skema Business School et professeur à la French Arabian Business School.

Ses derniers livres: Femmes, musulmanes, cadres… Une intégration à la française et La femme est l’avenir du Golfe, aux éditions Le Bord de l’Eau.

Twitter: @LacheretArnaud 

NDLR: L’opinion exprimée dans cette section est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d'Arab News en français.