Défense de la démocratie ou hégémonie libérale?

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est rendu a Washington récemment (Photo, AFP).
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est rendu a Washington récemment (Photo, AFP).
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Publié le Mardi 27 décembre 2022

Défense de la démocratie ou hégémonie libérale?

Défense de la démocratie ou hégémonie libérale?
  • La nouvelle stratégie américaine en Ukraine a suscité un grand débat dans les cercles géopolitiques des États-Unis, toujours obnubilés par le désastre afghan
  • Si les principes et modalités du droit international font foi et s'imposent à tous les membres de la communauté internationale, le modèle libéral en soi n'est nullement consensuel ou universel

La récente visite du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, à Washington a été le couronnement d'un processus de rapprochement spectaculaire entre les deux pays depuis le déclenchement de l'invasion russe en Ukraine.

La nouvelle stratégie américaine en Ukraine a suscité un grand débat dans les cercles géopolitiques des États-Unis, toujours obnubilés par le désastre afghan (le retrait controversé du pays des Talibans).

Dans ce sens, nous nous référons à l'article du chef de file des néoconservateurs américains Robert Kagan, publié dans le dernier numéro de la revue Foreign Affairs (janvier-février 2023). L'article qui a pour titre «A free world, if you can keep it» est exclusivement consacré à la position américaine par rapport au conflit ukrainien. La problématique que pose Kagan est la suivante: l'intervention intense en Ukraine menée par l'administration de Biden s'inscrit-elle dans la logique des intérêts géopolitiques des États-Unis ou reflète-t-elle un pur engagement idéologique?

Pour Kagan, les États-Unis sont devenus «un cobelligérant virtuel» dans la confrontation armée en cours en Ukraine. C'est ainsi que le débat récurrent sur les modalités de gestion stratégique des crises internationales refait surface aujourd'hui. Les États-Unis ont en effet oscillé depuis le début du siècle dernier entre des périodes de repli et d'isolement, et des périodes d'engagement et d'intervention dans les dossiers mondiaux brûlants.

Le fond de ce débat se résume dans la question substantielle relative à la philosophie géopolitique américaine: s'agit-il de défendre les intérêts vitaux nationaux ou de défendre l'ordre libéral mondial? Il va de soi que la position américaine actuelle est orientée par la défense du monde libéral au-delà des frontières du pays.

Après les déboires rencontrés par l'armée américaine en Irak et en Afghanistan, la stratégie isolationniste a pris le dessus sur l'option interventionniste

Seyid Ould Abah

Cet engagement rappelle la ligne de conduite du président Roosevelt en 1937, qui a opté pour l'intervention militaire en Europe afin de sauver le «monde libre» et sauvegarder l'ordre démocratique, face au péril despotique qui le menaçait, bien que la sécurité des États-Unis ne fusse pas alors pas en jeu.

En déclarant que l'Amérique est «l'arsenal de la démocratie», Roosevelt a rompu avec une vieille stratégie isolationniste qui sévissait aux États-Unis tout le long du XIXe siècle.
Cette attitude aux mobiles et finalités idéologiques, a fini par être partagée par une grande frange des réalistes américains, en assimilant les deux buts à l'origine distincts, celui de la défense de la sécurité nationale et celui de la défense de l'ordre libéral mondial.

Après les déboires rencontrés par l'armée américaine en Irak et en Afghanistan, la stratégie isolationniste a pris le dessus sur l'option interventionniste. L'actuel engagement en Ukraine a conduit à ressusciter le vieux débat sur les guerres de nécessité et les guerres de choix.

Robert Kagan conclut dans son article, que toutes les guerres contemporaines menées par les États-Unis ont été des guerres de choix, et elles ont visé dans leur ensemble le façonnement de l'environnement international. Face aujourd'hui à ce que l'éditorialiste du journal français Le Monde Gilles Paris a appelé «le darwinisme géopolitique», seule l'Amérique pourrait faire face, selon Kagan, aux «forces naturelles de l'histoire» pour défendre la paix libérale fragile et menacée.

Kagan a effleuré la question sensible de l'hégémonie libérale, qui a été largement soulevée par des intellectuels russes durant les dernières années. Pour ces derniers, la raison géopolitique occidentale identifie la gouvernance stratégique mondiale à ses modèles politiques et culturels qui n'engagent en rien le reste du monde qui est la large majorité des nations de la planète.

Si les principes et modalités du droit international font foi et s'imposent à tous les membres de la communauté internationale, le modèle libéral en soi n'est nullement consensuel ou universel. Les relations internationales devraient donc être dissociées de tous les a priori idéologiques et de tous les choix normatifs. Seul le double principe de souveraineté et de solidarité devrait servir de base au système de sécurité collective internationale.

Pour le politologue russe Andrey Kortunov, ce qui est en jeu actuellement est la fin de l'ordre libéral international qui a pour conséquence ultime la déconstruction de «l'illusion de l'universalisme occidental». «L’idée centrale défendue par Moscou n’était pas celle d’une absorption de l’Est par l’Ouest, mais d’une convergence entre Est et Ouest», selon les termes de Kortunov. Cette convergence est antinomique à l'idée de l'hégémonie libérale qui, selon les Russes, anime aujourd'hui les approches européennes.

 

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français