Retraites: Regain de mobilisation, les syndicats menacent de mettre la France «à l'arrêt»

Des manifestants agitent drapeaux et banderoles lors d'une manifestation au quatrième jour des rassemblements nationaux organisés depuis le début de l'année, contre une réforme impopulaire des retraites, à Marseille le 11 février 2023 (Photo, AFP).
Des manifestants agitent drapeaux et banderoles lors d'une manifestation au quatrième jour des rassemblements nationaux organisés depuis le début de l'année, contre une réforme impopulaire des retraites, à Marseille le 11 février 2023 (Photo, AFP).
Short Url
Publié le Dimanche 12 février 2023

Retraites: Regain de mobilisation, les syndicats menacent de mettre la France «à l'arrêt»

  • Les manifestations ont rassemblé 963 000 personnes en France, dont 93 000 à Paris
  • Le cabinet Occurrence, qui a réalisé un comptage pour un collectif de médias dont l'AFP, a lui dénombré 112 000 manifestants à Paris

PARIS: Des mobilisations plus familiales et en regain. Avec cette quatrième journée d'action contre la réforme des retraites organisée un samedi, les syndicats ont réussi leur pari et maintiennent leur pression sur l'exécutif, en se disant prêts à "mettre la France à l'arrêt" le 7 mars.

Les manifestations ont rassemblé 963 000 personnes en France, dont 93 000 à Paris, selon le ministère de l'Intérieur. La CGT a recensé de son côté 500 000 personnes dans le cortège parisien, et "plus de 2,5 millions" au niveau national. Le cabinet Occurrence, qui a réalisé un comptage pour un collectif de médias dont l'AFP, a lui dénombré 112 000 manifestants à Paris.

Quelle que soit la source, les chiffres au niveau national sont supérieurs à ceux de la journée précédente du 7 février (près de 2 millions, selon la CGT et 757 000, selon les autorités).

"Je suis là parce que c'est samedi, la semaine ce n'est pas possible", a expliqué dans le cortège lyonnais Marie-Pierre Couvreur, 43 ans, ingénieure, venue avec ses trois enfants pour leur montrer "qu'il faut se défendre".

Avant le départ du défilé dans la capitale, les leaders des huit principaux syndicats ont confirmé leur appel à un cinquième acte le 16 février. Ils se sont aussi dits prêts "à durcir le mouvement" et à "mettre le pays à l'arrêt le 7 mars" si le gouvernement et le Parlement "restent sourds" aux mobilisations.

Selon Philippe Martinez (CGT), "la balle est dans le camp" de l'exécutif, son homologue de la CFDT Laurent Berger ajoutant que "ça laisse un peu de temps s'ils veulent réagir". Pour le N.1 de la CFDT, il s'agit de "faire des rassemblements devant les entreprises, des opérations ville morte" et non d'être "dans la logique de grève reconductible".

Mais l'intersyndicale à la RATP (CGT, FO, UNSA, CFE-CGC) a d'ores et déjà appelé samedi à la première grève reconductible du mouvement, à partir du 7 mars. La CGT cheminots envisage de faire de même.

En province aussi, les cortèges ont rassemblé plus de monde que le 7 février, avec un écart croissant entre les chiffres des autorités et des syndicats, en particulier à Marseille (entre 12 000 et 140 000) et Toulouse (entre 25 000 et 100 000).

Comme les fois précédentes, les défilés se sont déroulés globalement dans le calme, hormis quelques incidents à Paris, Nantes ou Rennes. 10 000 policiers et gendarmes étaient mobilisés, dont 4 500 dans la capitale, où 10 personnes ont été interpellées et un gendarme blessé à l'oeil.

Par ailleurs, la diffusion d'images d'un mannequin gonflable censé représenter Elisabeth Borne pendue à une potence lors du défilé marseillais par BFMTV a provoqué sur Twitter l'indignation du ministre de l'Agriculture Marc Fesneau et du secrétaire général de Renaissance, Stéphane Séjourné qui ont dénoncé pour l'un un "pousse au crime" et pour le second "une incitation au meurtre".

Dans les airs, un vol sur deux a été annulé à Orly en raison d'une grève imprévue de contrôleurs aériens.

Les trois premières journées d'action ont réuni entre 757 000 et 1,27 million de personnes selon les autorités (entre près de deux millions et plus de 2,5 millions selon l'intersyndicale), sans infléchir l'exécutif sur la mesure-phare de la réforme, le recul de l'âge légal de départ à 64 ans.

Depuis Bruxelles, où il participait à un sommet européen, le président Emmanuel Macron avait jeudi plaidé pour que "le travail puisse se poursuivre au Parlement", sans que la contestation "bloque (...) la vie du reste du pays".

Heurts à Rennes en fin de cortège

Vers 16h50, des manifestants ont lancé des projectiles, comme des bouteilles, vers la police qui a répliqué en faisant usage à de multiples reprises à des gaz lacrymogènes, utilisant également le canon à eau. Des abribus ont aussi été cassés, selon un journaliste de l'AFP présent sur place.

La police a demandé sur Twitter d'éviter le secteur en raison de "jets de projectiles et de cocktails molotov sur les forces de l'ordre aux alentours de la place de la République à Rennes".

"En raison des heurts en cours à l'avant de la manifestation, les organisations syndicales appellent à la dislocation du cortège institutionnel", a poursuivi la police d'Ille-et-Vilaine dans un second tweet.

En début de soirée, des débordements ont continué place Sainte-Anne, dans le centre historique, selon un journaliste de l'AFP.

La préfecture d'Ille-et-Vilaine a indiqué samedi soir à l'AFP qu'il y avait eu 23 interpellations dans la capitale bretonne tandis que quatre policiers avaient été blessés, dont un brûlé au second degré à la main par un jet de cocktail molotov.

À Nantes, des échauffourées ont éclaté quand les manifestants ont tenté de rejoindre le point d'arrivée sur l'île de Nantes. Pendant une heure, les forces de l'ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes tandis que des projectiles étaient lancés dans leur direction, selon une journaliste de l'AFP.

Au moins deux interpellations ont eu lieu, a constaté un photographe de l'AFP.

«Macron se trompe de pays»

Les syndicats soulignent au contraire le risque d'une radicalisation de la base et aussi d'une forme de "désespérance sociale" qui se traduise par un vote d'extrême droite dans les urnes.

"Monsieur Macron, s'il compte sur l'usure, se trompe de pays", a jugé à Marseille le chef de file des Insoumis Jean-Luc Mélenchon, estimant que sa manière d'agir est "une incitation à la violence".

Les syndicats réclament qu'à l'Assemblée, l'article 7, qui porte la mesure d'âge, puisse faire l'objet d'un vote. Mais rien n'est moins sûr, alors que les députés de la Nupes ont déposé des milliers d'amendements, débattus dans une ambiance tumultueuse.

"On veut voir qui va effectivement se prononcer pour ou contre" la mesure d'âge, a déclaré M. Martinez, indiquant que les syndicats comptent "interpeller dès aujourd'hui" les parlementaires de l'arc républicain pour qu'ils mesurent "leur responsabilité".

Outre la journée du 16 février - où les leaders de l'intersyndicale ont prévu de manifester ensemble à Albi - et le point d'orgue du 7 mars, alors que le texte sera arrivé au Sénat, les syndicats envisagent aussi des actions pour le 8 mars, journée des droits des femmes, "pour mettre en évidence l'injustice sociale majeure de cette réforme".


Les députés s'apprêtent à baisser le rideau sur la partie «recettes» du budget de l'Etat

Les députés bouclent lundi huit jours de débats sur la partie "recettes" du budget de l'Etat, sans espoir de voter sur ce premier volet mardi comme initialement prévu. Mais à l'heure où chacun dresse un premier bilan, il semble peu probable que le texte puisse trouver une majorité dans l'hémicycle. (AFP)
Les députés bouclent lundi huit jours de débats sur la partie "recettes" du budget de l'Etat, sans espoir de voter sur ce premier volet mardi comme initialement prévu. Mais à l'heure où chacun dresse un premier bilan, il semble peu probable que le texte puisse trouver une majorité dans l'hémicycle. (AFP)
Short Url
  • Au menu lundi, la poursuite des discussions sur la justice fiscale, avec notamment des amendements sur la taxation des plus-values immobilières, ou les droits de succession
  • La ministre des Comptes publics Amélie de Montchalin devrait dresser un bilan des mesures adoptées jusqu'à présent

PARIS: Les députés bouclent lundi huit jours de débats sur la partie "recettes" du budget de l'Etat, sans espoir de voter sur ce premier volet mardi comme initialement prévu. Mais à l'heure où chacun dresse un premier bilan, il semble peu probable que le texte puisse trouver une majorité dans l'hémicycle.

Au menu lundi, la poursuite des discussions sur la justice fiscale, avec notamment des amendements sur la taxation des plus-values immobilières, ou les droits de succession.

La ministre des Comptes publics Amélie de Montchalin devrait dresser un bilan des mesures adoptées jusqu'à présent.

Les députés s'empareront mardi en séance du budget de la Sécurité sociale, rejeté en commission vendredi.

Celui-ci doit faire l'objet d'un vote solennel le 12 novembre, après lequel pourront reprendre les discussions sur le projet de loi de finances, jusqu'au plus tard le 23 novembre à minuit - les délais constitutionnels obligeant alors le gouvernement à transmettre le texte au Sénat. Le gouvernement tablait ces jours-ci sur un vote le 18 novembre pour la partie "recettes" du budget de l'Etat.

Mais d'ores et déjà le rapporteur général du Budget, Philippe Juvin (LR), anticipe son rejet: "Je ne vois pas très bien comment cette partie 1 pourrait être votée, parce qu'en fait elle ne va satisfaire personne", a-t-il dit sur LCI dimanche.

En cas de rejet de cette première partie, le projet de budget partirait au Sénat dans sa version initiale.

"Ecœurement" 

L'adoption du texte nécessiterait l'abstention des socialistes et des écologistes (et le vote positif de la coalition gouvernementale). Or rien ne la laisse présager à ce stade.

Le chef des députés PS, Boris Vallaud, a ainsi fait part dans une interview à La Tribune Dimanche de son "écœurement", après le rejet vendredi de la taxe Zucman sur le patrimoine des ultra-riches, et alors que la gauche peine de manière générale à "mettre de la justice dans ce budget".

"Si on devait nous soumettre le budget aujourd'hui, nous voterions évidemment contre, en sachant tout ce que cela implique, à savoir la chute du gouvernement", a ajouté celui dont le groupe avait décidé de laisser sa chance à Sébastien Lecornu en ne le censurant pas.

Les écologistes se montrent eux aussi sévères, vis-à-vis du gouvernement mais aussi des socialistes, dont ils semblent critiquer une quête du compromis à tout prix: "Je ne comprends plus ce que fait le PS", a déclaré la patronne des députés écolos Cyrielle Chatelain sur franceinfo vendredi soir.

Mais le texte ne fait pas seulement des mécontents à gauche. Le gouvernement a lui aussi marqué ses réticences face à des votes souvent contraires à ses avis, qui ont abouti à alourdir la pression fiscale.

"Je pense qu'il faut qu'on arrête de créer des impôts (...) Aujourd'hui, si je compte les mesures sur l'impôt des multinationales, sur les rachats d'actions, sur la taxe sur les super-dividendes et l'ensemble des amendements qui ont été votés, le taux de prélèvements obligatoires atteindrait au moins (...) 45,1% du PIB, c'est plus qu'en 2013 où il était à 44,8%", a fustigé Amélie de Montchalin vendredi soir.

"Sorcellerie fiscale" 

Le ministre de l'Economie Roland Lescure a lui mis en garde contre la "sorcellerie fiscale" et le vote de mesures "totalement inopérantes". Particulièrement dans son viseur, une "taxe Zucman" sur les multinationales censées rapporter 26 milliards d'euros, selon son initiateur Eric Coquerel, le président LFI de la commission des Finances.

Montré du doigt par la droite pour son soutien à la mesure, le Rassemblement national a assumé son vote: le président du RN Jordan Bardella a défendu sur X un "mécanisme de lutte contre la fraude fiscale des grandes multinationales étrangères".

Sur France Inter dimanche, le vice-président du RN Sébastien Chenu a cependant fustigé un budget "de bric et de broc", qui crée "beaucoup d'impôts" sans s'attaquer "aux dépenses toxiques".

Vendredi, reconnaissant les limites de la discussion budgétaire pour parvenir à une copie d'ensemble cohérente, le Premier ministre a demandé "à l'ensemble des ministres concernés" de réunir les représentants des groupes pour "essayer de se mettre d'accord sur les grands principes de l'atterrissage d'un texte pour la Sécurité sociale et pour le projet de loi de finances".

 


France: les députés rejettent l'emblématique taxe Zucman, au grand dam de la gauche

Des députés du Rassemblement national applaudissent lors de l'examen des textes par la "niche parlementaire" du groupe d'extrême droite Rassemblement national, à l'Assemblée nationale, la chambre basse du parlement français, à Paris, le 30 octobre 2025. (AFP)
Des députés du Rassemblement national applaudissent lors de l'examen des textes par la "niche parlementaire" du groupe d'extrême droite Rassemblement national, à l'Assemblée nationale, la chambre basse du parlement français, à Paris, le 30 octobre 2025. (AFP)
Short Url
  • L’Assemblée nationale a refusé la proposition de taxe de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros (228 voix contre 172), symbole des tensions entre gauche et droite sur la justice fiscale
  • Le Premier ministre Sébastien Lecornu tente d’éviter une censure et de sauver le budget 2026 en multipliant les concessions à la gauche

PARIS: Les députés français ont rejeté vendredi l'emblématique taxe Zucman sur la taxation des ultra-riches, au grand dam de la gauche, à laquelle le Premier ministre Sébastien Lecornu a tenté de donner des gages pour parvenir à faire voter un budget.

Les parlementaires sont engagés dans de difficiles débats pour arriver à un compromis sur ce sujet qui relève du casse-tête dans un paysage politique très fragmenté, sans majorité nette à l'Assemblée nationale depuis la dissolution décidée en juin 2024 par Emmanuel Macron.

Défendue par la gauche, la taxe Zucman, qui visait à instaurer un impôt minimum de 2% sur les patrimoines de plus de 100 millions d'euros, a été rejetée par 228 députés contre 172.

Cette proposition, qui cristallisait les débats budgétaires, s'inspire des travaux du discret économiste Gabriel Zucman, chantre de la justice fiscale pour la gauche et adversaire des entreprises pour la droite et les libéraux, jusqu'au patron de LVMH, qui le qualifie de "pseudo universitaire".

Les députés ont également rejeté une version de compromis de cette taxe, proposée par les socialistes.

"Vous faites, par votre intransigeance, je le crains, le mauvais chemin", a dénoncé le socialiste Boris Vallaud. Le chef des députés PS a appelé dans la foulée à voter le rétablissement de l'Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) supprimé en 2017.

De son côté, la droite s'est réjouie: "On est contre les augmentations d'impôts qui vont tuer de l'emploi et tuer de l'activité économique", a réagi le chef des députés Les Républicains (LR), Laurent Wauquiez.

Le Premier ministre Lecornu a réfuté l'existence d'un "impôt miracle pour rétablir la justice fiscale", et demandé à ses ministres de réunir les représentants de groupes politiques pour tenter de trouver une voie d'atterrissage et s'accorder sur un budget pour 2026.

Minoritaire, le quatrième gouvernement en moins d'un an et demi, le sixième depuis la réélection de M. Macron en mai 2022, a promis de laisser le dernier mot au Parlement. Mais la recherche d'un compromis reste très difficile entre un camp présidentiel fracturé, une gauche traversée de tensions et une extrême droite favorable à une union des droites.

- Le PS maintient la pression -

La pression est forte entre des délais très courts et l'inquiétude croissante sur la situation des finances publiques de la deuxième économie de l'UE dont la dette atteint 115% du PIB.

Tout en insistant sur la nécessité de réaliser d'importantes économies, le Premier ministre doit donc accepter des concessions, au risque de ne pas parvenir à doter l'Etat français d'un budget dans les temps ou de tomber comme ses prédécesseurs.

Pour convaincre les socialistes de ne pas le renverser, Sébastien Lecornu a déjà accepté de suspendre la réforme des retraites adoptée au forceps en 2023, une mesure approuvée vendredi en commission parlementaire.

Face à la colère froide de la gauche après les votes de vendredi, il s'est dit prêt en outre à renoncer au gel des pensions de retraite et des minimas sociaux, des mesures parmi les plus contestées de cette séquence budgétaire et dont la suppression était dans le même temps votée en commission des Affaires sociales.

Le gouvernement comptait faire jusqu'à 3,6 milliards d'économies sur ces sujets, et pourrait compenser cela, au moins en partie, par une hausse de la Contribution sociale généralisée (CSG) sur le patrimoine.

Pour Sébastien Lecornu, il s'agit d'échapper à une censure du PS, qui maintient son étreinte et l'appelle à "encore rechercher le compromis" sous peine de devoir "repartir aux élections". A ce stade, "il n'y a pas de possibilité de voter ce budget", a lancé le patron des socialistes, Olivier Faure.

Si le Parlement ne se prononce pas dans les délais, le gouvernement peut exécuter le budget par ordonnance. Une loi spéciale peut aussi être votée permettant à l'Etat de continuer à percevoir les impôts existants l'an prochain, tandis que ses dépenses seraient gelées, en attendant le vote d'un réel budget.


France: le cimentier Lafarge jugé à partir de mardi pour financement du terrorisme

Une multinationale en procès, dans une affaire inédite: le groupe français Lafarge et d'anciens hauts responsables comparaissent à partir de mardi à Paris, soupçonnés d'avoir payé des groupes jihadistes, dont l'État islamique (EI), en Syrie jusqu'en 2014 dans le but d'y maintenir l'activité d'une cimenterie. (AFP)
Une multinationale en procès, dans une affaire inédite: le groupe français Lafarge et d'anciens hauts responsables comparaissent à partir de mardi à Paris, soupçonnés d'avoir payé des groupes jihadistes, dont l'État islamique (EI), en Syrie jusqu'en 2014 dans le but d'y maintenir l'activité d'une cimenterie. (AFP)
Short Url
  • Aux côtés de Lafarge, avalé en 2015 par le groupe suisse Holcim, seront jugés au tribunal correctionnel de Paris l'ancien PDG du cimentier, Bruno Lafont, cinq ex-responsables de la chaîne opérationnelle ou de la chaîne de sûreté et deux intermédiaires
  • Dans ce dossier, ils devront répondre de financement d'entreprise terroriste et, pour certains, de non-respect de sanctions financières internationales

PARIS: Une multinationale en procès, dans une affaire inédite: le groupe français Lafarge et d'anciens hauts responsables comparaissent à partir de mardi à Paris, soupçonnés d'avoir payé des groupes jihadistes, dont l'État islamique (EI), en Syrie jusqu'en 2014 dans le but d'y maintenir l'activité d'une cimenterie.

Aux côtés de Lafarge, avalé en 2015 par le groupe suisse Holcim, seront jugés au tribunal correctionnel de Paris l'ancien PDG du cimentier, Bruno Lafont, cinq ex-responsables de la chaîne opérationnelle ou de la chaîne de sûreté et deux intermédiaires syriens, dont l'un est visé par un mandat d'arrêt international et devrait donc être absent au procès.

Dans ce dossier, ils devront répondre de financement d'entreprise terroriste et, pour certains, de non-respect de sanctions financières internationales.

Le groupe français est soupçonné d'avoir versé en 2013 et 2014, via sa filiale syrienne Lafarge Cement Syria (LCS), plusieurs millions d'euros à des groupes rebelles jihadistes dont certains, comme l'EI et Jabhat al-Nosra, ont été classés comme "terroristes", afin de maintenir l'activité d'une cimenterie à Jalabiya, dans le nord du pays.

La société avait investi 680 millions d'euros dans ce site, dont la construction a été achevée en 2010.

Plaintes 

Alors que les autres multinationales avaient quitté le pays en 2012, Lafarge n'a évacué cette année-là que ses employés de nationalité étrangère, et maintenu l'activité de ses salariés syriens jusqu'en septembre 2014, date à laquelle l'EI a pris le contrôle de l'usine.

Dans ce laps de temps, LCS aurait rémunéré des intermédiaires pour s'approvisionner en matières premières auprès de l'EI et d'autres groupes, et pour que ces derniers facilitent la circulation des employés et des marchandises.

L'information judiciaire avait été ouverte à Paris en 2017 après plusieurs révélations médiatiques et deux plaintes en 2016, une du ministère de l'Économie pour violation d'embargo, et l'autre de plusieurs associations et de onze anciens salariés de LCS pour financement du terrorisme.

Le nouveau groupe, issu de la fusion de 2015, qui a toujours pris soin de dire qu'il n'avait rien à voir avec les faits antérieurs à cette opération, avait entretemps lancé une enquête interne.

Confiée aux cabinets d'avocats américain Baker McKenzie et français Darrois, elle avait conclu en 2017 à des "violations du code de conduite des affaires de Lafarge".

Et en octobre 2022, Lafarge SA avait plaidé coupable aux États-Unis d'avoir versé à l'EI et Jabhat Al-Nosra près de 6 millions de dollars, et accepté d'y payer une sanction financière de 778 millions de dollars.

Une décision dénoncée par plusieurs prévenus du dossier français, à commencer par Bruno Lafont, qui conteste avoir été informé des paiements aux groupes terroristes.

Plus de 200 parties civiles 

Selon ses avocats, ce plaider-coupable, sur lequel s'appuient en partie les juges d'instruction français dans leur ordonnance, "est une atteinte criante à la présomption d'innocence, qui jette en pâture les anciens cadres de Lafarge" et avait "pour objectif de préserver les intérêts économiques d'un grand groupe".

Pour la défense de l'ex-PDG, le procès qui s'ouvre permettra d'"éclaircir" plusieurs "zones d'ombre du dossier", comme le rôle des services de renseignement français.

Les magistrats instructeurs ont estimé que si des remontées d'informations avaient eu lieu entre les responsables sûreté de Lafarge et les services secrets sur la situation autour du site, cela ne démontrait "absolument pas la validation par l'Etat français des pratiques de financement d'entités terroristes mises en place par Lafarge en Syrie".

Au total, 241 parties civiles se sont à ce jour constituées dans ce dossier. "Plus de dix ans après les faits, les anciens salariés syriens pourront enfin témoigner de ce qu'ils ont enduré: les passages de check-points, les enlèvements et la menace permanente planant sur leurs vies", souligne Anna Kiefer, de l'ONG Sherpa.

Lafarge encourt jusqu'à 1,125 million d'euros d'amende pour le financement du terrorisme. Pour la violation d'embargo, l'amende encourue est nettement plus lourde, allant jusqu'à 10 fois le montant de l'infraction qui sera retenu in fine par la justice.

Un autre volet de ce dossier est toujours à l'instruction, le groupe ayant aussi été inculpé pour complicité de crimes contre l'humanité en Syrie et en Irak.