«Sentiment antifrançais», à qui la faute?

L’expression «Françafrique», attribuée à l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, qui l’avait prononcée en 1955, avait été employée en 1945, l’année où fut créé le franc CFA. (AFP).
L’expression «Françafrique», attribuée à l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, qui l’avait prononcée en 1955, avait été employée en 1945, l’année où fut créé le franc CFA. (AFP).
Short Url
Publié le Mercredi 08 mars 2023

«Sentiment antifrançais», à qui la faute?

«Sentiment antifrançais», à qui la faute?
  • L’expression «Françafrique», attribuée à l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, qui l’avait prononcée en 1955, avait été employée en 1945, sous la plume d’un journaliste de L’Aurore
  • Le 27 février, avant sa tournée en Afrique, en s’adressant à la presse depuis l’Élysée, le président Macron avait tenu à affirmer: «La France n'a plus de pré carré en Afrique. Elle a des devoirs, des intérêts (…)

Le 27 février, avant d’entamer sa tournée en Afrique (du 1er au 5 mars), et tout en s’adressant à la presse depuis l’Élysée, le président Macron avait tenu à affirmer: «La France n'a plus de pré carré en Afrique. Elle a des devoirs, des intérêts (…). Je n'ai pour ma part aucune nostalgie vis-à-vis de la Françafrique, mais je ne veux pas laisser une absence ou un vide derrière.»

Voilà, en tous cas, qui fait moins arrogant que l’envolée de Nicolas Sarkozy, dans son discours de Dakar (2007), affirmant sans état d’âme que «Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire»!...

Le «J’accuse!» de la société civile

Mais est-ce pour autant moins dénué d’arrière-pensées? Trop n’en faut, ont répondu en somme les Africains. À commencer par une majorité de Gabonais, émus (euphémisme) de ce qu’ils ont considéré comme une ingérence de plus, donc de trop: c’est que le discours de Libreville, prononcé voilà une semaine et à six mois de l’élection présidentielle au Gabon, a été perçu comme un adoubement: pour l’opposition gabonaise, «La visite d'Emmanuel Macron vise surtout à soutenir le président Ali Bongo, qui sera candidat à sa propre succession dans six mois.»(1) Et voilà ce qui, paradoxalement, renvoie aux heures fastes de la «Françafrique»!

L’expression «Françafrique», attribuée à l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, qui l’avait prononcée en 1955, avait été employée en 1945, l’année où fut créé le franc CFA (2): sous la plume d’un journaliste de L’Aurore, le journal qui avait publié le fameux «J’accuse!» de Zola... Décriée depuis des décennies, sans que les gouvernements (français comme africains) s’en émeuvent, la voilà, cette Françafrique, vouée aux gémonies, et par la société civile: en Angola, au Sénégal, au Burkina Faso, au Niger, au Mali (3), jusqu’en Afrique du Sud…

Or, ce qui est reproché à la France, c’est d’avoir parlé aux chefs africains – dont on ne peut pas dire qu’ils soient ou qu’ils aient été de fervents démocrates – et pas aux peuples africains. Et ce dont les présidents successifs de la France n’auront pas pris conscience, c’est justement, comme l’a souligné le directeur d’Afrique-Magazine sur France24, ce «mouvement puissant de “souverainisation” dans les sociétés civiles africaines» et leur désir d’une «africanisation des armées… africaines»!

C’est dans ce contexte d’un «sentiment antifrançais» affirmé qu’Emmanuel Macron aura donc entamé sa tournée africaine, en commençant par le Gabon, pour le Sommet sur «la préservation des forêts du bassin du Congo», réunissant une dizaine de chefs d’État et de gouvernements africains…

D’un non-alignement à un ralliement

À Kinshasa, les manifestants n’ont pas attendu Macron pour dire leur colère. Le 1er mars, ils avaient battu le pavé en criant «haro» sur la France, accusée de soutenir le Rwanda, brandissant des drapeaux russes et appelant carrément «Poutine au secours!». La France oublie-telle déjà que, parmi les pays qui s’étaient abstenus lors du vote de la Résolution de l’ONU exigeant le retrait russe d’Ukraine, figuraient le Gabon, le Congo et l’Angola?

Le rapprochement de la Russie avec l’Afrique fut consolidé lors du sommet «Afrique-Russie», les 23 et 24 octobre 2019, à Sotchi. C’est là que Vladimir Poutine mit en avant les intérêts des deux parties face à l’Occident. Ce que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, rappellera trois ans plus tard, en octobre 2022, à l’occasion du symposium «Russie-Afrique» (au Moscow State Institute on International Relations): «Nous sommes unis par le rejet de l’ordre imposé au monde par les anciennes puissances coloniales.» (4)

Au dernier jour de la tournée du président français, en République démocratique du Congo (RDC), lors de la conférence de presse tenue au Palais de la Nation, ce fut, comme le titre Jeune Afrique qui reprend une qualification de l’Élysée, une clôture en «brut de décoffrage».

Un moment, le président congolais, Félix Tshisekedi, avait laissé tomber ces six mots sans ciller: «Regardez-nous autrement, sans regard paternaliste». Et cela fut dit dans l’amphithéâtre du Palais de la Nation, lieu chargé d’histoire, en effet: «C'est là que Patrice Lumumba, héros de l'indépendance, prononça son réquisitoire violent contre la colonisation belge, en présence du roi Baudouin, et que l'indépendance fut proclamée le 30 juin 1960.» (5)

Si le président français acquiesça d’un «On part d’un nouveau pas», il ne put cependant se positionner clairement sur l’épineuse question du Mouvement du 23 mars (M23). Ce groupe de rebelles, accusé par Human Rights Watch et la CPI de multiples violences contre les populations civiles et même contre des «Soldats de la paix», fut, selon un rapport de l’ONU, créé et longtemps soutenu par le Rwanda. Interpellé sur la question, le président français s’est gardé de condamner nommément le régime rwandais, se contentant d’assurer que «toutes les parties, y compris le M23 et le Rwanda, se sont engagés en faveur du cessez-le-feu prévu le 7 mars». Une date qui disait autre chose aux Français…

Si, au sommet de Montpellier, le 8 octobre 2021, la société civile fut mise à l’honneur, l’historien camerounais Achille Mbembe, à qui revint la charge de présenter au président français un rapport sur «la perception de la relation qu’entretient la jeunesse africaine avec la France», tirera néanmoins cette conclusion: «Ni la rente de la Françafrique ni l’imaginaire qui sous-tend le complexe postcolonial ne sont complètement taris (…). La stabilité s’obtiendra non par des interventions militaires à répétition et le soutien à des tyrans invétérés, mais par l’approfondissement de la démocratie»(6).

1 Arthur de Laborde
2 «Du franc CFA à l’Eco, vers la fin de la servitude monétaire?»
3 9 novembre 2022, moins de trois mois après le retrait des troupes françaises du Mali, ce fut la fin de l’opération Barkhane, qui aura mobilisé jusqu'à 5 500 militaires au Sahel.
4 Institut Montaigne
5 Jeune Afrique, Romain Gras
6 Jeune Afrique 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.