Gaza: le prophète Jérémie et la «solitude» d’Israël

Le soleil se couche derrière des bâtiments détruits à Gaza le 3 mars 2024, au milieu des combats continus entre Israël et le groupe militant palestinien Hamas. (AFP)
Le soleil se couche derrière des bâtiments détruits à Gaza le 3 mars 2024, au milieu des combats continus entre Israël et le groupe militant palestinien Hamas. (AFP)
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Publié le Mercredi 06 mars 2024

Gaza: le prophète Jérémie et la «solitude» d’Israël

Gaza: le prophète Jérémie et la «solitude» d’Israël
  • «Jérémiades des Palestiniens» et «solitude d’Israël»: c’est ainsi que Michel Onfray et Bernard-Henri Lévy caractérisent les effets de la guerre contre le Hamas
  • À suivre le dictionnaire, on comprend d’où parle le donneur de leçons: «Jérémiade: plainte, lamentation persistante et importune»

«Jérémiades des Palestiniens» et «solitude d’Israël»: c’est ainsi que Michel Onfray et Bernard-Henri Lévy caractérisent les effets de la guerre contre le Hamas. Le premier a qualifié les souffrances du peuple palestinien de «jérémiades». À suivre le dictionnaire, on comprend d’où parle le donneur de leçons: «Jérémiade: plainte, lamentation persistante et importune». En somme, ne peuvent-ils pas subir massacres et famine en silence, ces Gazaouis? Sic. 

Mais que fait donc le prophète Jérémie à Gaza? 

Onfray, prosioniste, grand bien lui fasse! Il aurait bien pu être, du temps de l’Algérie française, «un colonisateur de bonne volonté», aurait dit Albert Memmi. Aujourd’hui, une ONG israélienne pose un diagnostic sans fard: «Israël n’est pas une démocratie à laquelle est adossée une occupation temporaire (…), et nous devons regarder la situation dans son ensemble pour ce qu’elle est: un Apartheid.» (1)

Philosophe, dit-on. Il suffit de parcourir sa bibliographie pour constater que ses publications sont, pour l’essentiel, tout sauf des œuvres relevant de la philosophie. Après tout, peut-être qu’il sait de quoi il parle: ses envolées médiatiques ne sont-ce pas des jérémiades d’athée, d’un athée divinement inspiré? Mais si, parlant de «jérémiades», le bonhomme pense au Jérémie des «Lamentations», je ne sache pas que le Mur se trouve sur le territoire palestinien…  

«Solitude d’Israël»? Demain, peut-être et pour cause, dirait Amos Oz: «On constate avec une triste ironie que les victimes d’hier peuvent si facilement se métamorphoser en persécuteurs et que les rôles sont si aisément interchangeables» - Salah Guemriche

Que l’on nous dise d’où viennent ces mots, qui semblent évoquer la situation à Gaza: «La langue de celui qui tétait se colle par la soif à son palais; les petits enfants demandent du pain, personne ne le rompt pour eux (…). Ceux qui ont été tués par l'épée ont été plus heureux que ceux qui sont morts par la famine»? À croire que ce n’est pas l’œuvre du terrifique Nabuchodonosor mais de Netanyahou! Je les lis non pas dans quelque journal de l’an 2024 mais dans la Bible (2)

Voilà qui, curieusement, fait écho à ce constat des Goncourt: «Se lamentant sur ce que les critiques sont traités d'impuissants (...), jérémiant à perte de vue là-dessus». On connaissait la perspicacité des deux frères dans leur Journal, mais de là à les découvrir commentateurs contemporains de l’auteur de L’ordre libertaire – La vie philosophique d’Albert Camus… 

Quant à «jérémier à perte de vue», il faut rappeler ce que le même Onfray écrivait sur Camus en 2000, le classant parmi les «faux résistants», avant de se rattraper en 2022 et de l’encenser, de l’icôniser même, comme il est de règle, juste pour régler ses comptes avec Sartre. Que l’on en juge, sans «jérémier»:  

«J’ai plus de sympathie pour l’anonyme marin de l’île de Sein traversant la Manche avec un bateau qui risque le naufrage pour rejoindre un obscur et solitaire général en Angleterre que pour l’intellectuel haranguant l’humanité de son bureau (…). La résistance de Sartre, chroniqueur à Comoedia, journal collaborationniste, celle de Simone de Beauvoir, employée à Radio-Paris (…), celle d’Albert Camus, prompt à supprimer dans Le mythe de Sisyphe le chapitre consacré à Kafka le juif, cette résistance ne pèse pas lourd devant celle de Vercors ou de René Char…» (3).  

Les Camusiens connaissent-ils les jérémiades de l’auteur du Mythe de Sisyphe, se défaussant sur son éditeur pour expliquer la suppression du chapitre sur Kafka, alors que se tenait, fin 1941, l’exposition: «Le Juif et la France»? Pour rafraîchir leurs mémoires, voici ce qu’écrivit Camus au professeur de philosophie devenu son ami, Jean Grenier: «L’Étranger, m’a écrit Gallimard, doit paraître ce mois-ci… Il acceptait aussi de publier mon essai, mais il y a un chapitre (sur Kafka) qui ne peut passer. Malheureusement, je ne suis pas en état de m’occuper de mes affaires. Les choses en restent là. J’aurais mauvaise grâce de m’en plaindre.» (4)

De la «solitude d’Israël» 

On croirait lire un jeune auteur de premier roman… À propos de titres, jamais la France n’a eu autant de philosophes que ces dernières décennies, et cependant jamais la bibliographie nationale n’aura été si pauvre en œuvres philosophiques dignes de ce nom! Certes, les plateaux de télé ont remplacé les boudoirs chers à Sade, mais de philosophie, point: comme si le titre avait absorbé la fonction.  

Des titrés, en voici donc un autre, qui sait également de quoi les jérémiades sont le nom… On nous annonce son «livre-choc» (Dixit Grasset): La solitude d’Israël. Vous avez bien lu! Depuis trois-quarts de siècle, Israël jouit, comme aucun autre pays au monde, d’une impunité absolue et des soutiens des États-Unis comme de l’Europe, culpabilisation oblige, et l’on vous parle de «solitude»! Et même de «droit bafoué»! Ciel! L’occupé menacerait-t-il de se faire occupant? Ah! Jérémie! Jérémie! Puisses-tu revenir, en lieu et place du Messie, et rétablir l’ordre et l’humanité sur cette terre qui devait «ruisseler de lait et de miel», et qui ne connaît plus que plaies et fiel!  

Des plaies, celui qui se… plaît à se faire photographier en baroudeur sur des champs de bataille désaffectés en a plein à en fendre l’armure! Quand il ne prend pas la pause, grossièrement mise en scène, et sans doute après moult repérages, avec son photographe en… bandoulière. Certains se souviennent sûrement de l’un de ses exploits, à Odessa: «J’ai tagué sur une barricade les trois mots de la devise républicaine française: Liberté, Égalité, Fraternité!» (5) … Sacrée prouesse, en effet!  

Et c’est le même qui, analysant les répercussions de la guerre à Gaza sur le «ressenti» des opinions publiques à travers le monde, crie à la «solitude d’Israël», ignorant ainsi les soutiens en armes et en milliards des États-Unis, de l’Angleterre, de l’Allemagne et du Canada, pendant que, sous des tonnes de bombes, toute une population subit un nettoyage ethnique… «Solitude d’Israël»? Demain, peut-être et pour cause, dirait Amos Oz: «On constate avec une triste ironie que les victimes d’hier peuvent si facilement se métamorphoser en persécuteurs et que les rôles sont si aisément interchangeables» (6)

(1): B’Tselem, ONG israélienne, 20-01-2021 https://www.nouvelobs.com/societe/20210120.AFP4618/pour-avoir-accuse-israel-d-apartheid-une-ong-est-bannie-des-ecoles.html 
(2): Les Lamentations: 4.4;9
(3): Michel Onfray, NRF, janvier 2000.
(4): Pour cette autocensure, sur laquelle les Camusiens ont jeté un voile de pudeur, lire: Aujourd’hui, Meursault est mort–Dialogue avec Camus, éditions Frantz-Fanon 2017;1re éd. Ebook, Centenaire de la naissance de Camus, Amazon 27-6-2013, qui n’a pas eu les faveurs des éditeurs de France.
(5): BFM, 18-03-2022.
(6): Amos Oz,Comment guérir un fanatique (La Presse, 30-01-2009).

 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011). X: @SGuemriche

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