PARIS: Chaque après-midi, une silhouette familière surgit aux abords de la place Saint-Germain-des-Prés : casquette vissée sur la tête, journaux sous le bras et voix claire, Ali Akbar entame sa tournée quotidienne.
À près de 70 ans, il est le dernier vendeur de journaux à la criée de Paris, gardien d’un métier en voie d’extinction, figure incontournable du Quartier latin et mascotte du quartier pour les riverains.
Bientôt, celui que tout le monde connaît par son prénom sera décoré par le président Emmanuel Macron — une reconnaissance inattendue pour un homme parti de rien, dont la vie s’est construite au gré des hasards et des rencontres.
Sa notoriété et la sympathie spontanée qu’il suscite sont le fruit d’un don particulier : savoir jongler avec les grands titres de l’actualité et jouer sur les mots.
Né au Pakistan, Ali Akbar grandit dans une famille modeste et enchaîne les petits boulots. À 20 ans, il décide de tenter sa chance ailleurs, avec pour objectif un rêve tout simple : gagner assez d’argent pour construire une maison pour sa mère.
Il embarque à bord d’un bateau où il travaille comme serveur. Le vent l’emporte jusqu’à Rouen, où il est embauché comme plongeur dans un restaurant, dans l’espoir de repartir un jour pour la Grèce.
Mais une succession de déboires et de vexations contrarie son plan. Il décide alors de quitter Rouen pour Paris, où son errance le mène dans le Quartier latin : il l’arpente le jour, puis se réfugie la nuit sous l’un de ses ponts pour dormir.
C’est dans ce quartier qu’une rencontre va changer sa vie, lorsqu’il fait la connaissance d’un vendeur à la criée brandissant la une provocante du magazine satirique Charlie Hebdo.
Fasciné, il engage la conversation et, de fil en aiguille, rencontre l’équipe du journal. Il trouve refuge chez un couple installé près du restaurant fréquenté par l’intelligentsia parisienne, la Closerie des Lilas.
Embauché par Charlie Hebdo, il se lance dans la vente à la criée dans les rues du 6ᵉ arrondissement — un choix improvisé qui deviendra une véritable vocation.
À cette époque, ils sont une quarantaine à arpenter les trottoirs parisiens pour vendre les journaux.
« Ils ont tous disparu petit à petit, mais moi, j’adore marcher et parler aux gens, alors j’ai continué », raconte Ali à Arabnews en français.
Dans les années 1990, Charlie Hebdo change de direction, mais Ali ne s’entend pas avec la nouvelle équipe. Il décide alors de tourner la page pour rejoindre le journal Le Monde.
Pour se démarquer des autres vendeurs dans les rues animées de Saint-Germain, il invente un style bien à lui : scander de fausses “unes” inspirées de l’actualité, avec une audace hilarante.
« Avec les unes provocantes de Charlie Hebdo, je n’avais pas besoin d’en faire plus. Mais quand j’ai commencé à vendre Le Monde, j’ai décidé de caricaturer les titres pour faire rire les gens », explique-t-il.
Son cri du jour, toujours en lien avec les événements, amuse et attire les passants :
« Les talibans sont arrivés, Marine Le Pen n’est pas contente ! »
Cette théâtralité devient sa marque de fabrique et contribue à faire de lui un personnage du quartier, aussi reconnaissable que les terrasses des cafés mythiques qu’il dessert.
Sa journée commence invariablement à 12 h 30. Ses exemplaires entassés dans le panier de son vélo, il entame une tournée bien rodée qui le mène aux Deux Magots, chez Lipp, au Flore, au Récamier, ou encore au Sauvignon… autant d’adresses où l’attendent ses clients fidèles.
Au fil des décennies, Ali est devenu un repère vivant pour des générations d’étudiants, d’intellectuels et d’habitués. Il a traversé les époques, des grandes grèves étudiantes aux mutations du paysage médiatique.
En 2016, lorsque Le Monde envisage d’arrêter la vente à la criée, l’association des anciens élèves de Sciences Po lance une pétition. Grâce à cette mobilisation, Ali trouve un arrangement avec le journal et poursuit son activité.
Il y a vingt ou trente ans, Ali pouvait vendre jusqu’à 1 000 exemplaires par jour, y compris les jours fériés. La réalité est bien différente aujourd’hui : la presse papier décline, les lecteurs se font rares.
Mais l’argent n’est plus sa motivation. Il continue de vendre Le Monde et le Journal du Dimanche « pour le plaisir ».
« J’anime le quartier, et cela me maintient en forme », affirme-t-il.
Son parcours singulier a inspiré un livre paru en 2009, illustré par quelques-uns des dessinateurs les plus connus, tels que Wolinski, Cabu et Plantu.
Il a également publié deux biographies pour raconter son itinéraire hors norme et continue à transcrire quotidiennement les péripéties de ses journées parisiennes.
« Je n’ai rien cherché, je ne pensais pas qu’un jour on me remercierait pour ça », glisse-t-il avec une modestie toute naturelle.
« Cette reconnaissance de la part de l’État français, je la perçois comme une pommade sur une blessure. »
Car malgré un parcours qui lui a permis de côtoyer les plus illustres intellectuels et politiciens français, sa vie reste marquée par de nombreuses blessures, dont la plus douloureuse est sans doute « le fait d’être un déraciné ».
Bientôt décoré par le chef de l’État, Ali ne compte pourtant pas raccrocher :
« Je continuerai à vendre pour entretenir mes relations avec le voisinage, et ma santé physique. Et mentale », affirme-t-il.