Le président et le philosophe

Le président français Emmanuel Macron participe à la réunion par visioconférence Act-A avec le conseil d'administration de l'Union africaine à l'Elysée, à Paris, le 3 mars 2021. (Photo, AFP)
Le président français Emmanuel Macron participe à la réunion par visioconférence Act-A avec le conseil d'administration de l'Union africaine à l'Elysée, à Paris, le 3 mars 2021. (Photo, AFP)
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Publié le Lundi 08 mars 2021

Le président et le philosophe

Le président et le  philosophe
  • Le discours politique de Macron est truffé de notions philosophiques inspirées largement de Ricoeur et de la tradition des lumières européennes
  • Sa ligne de synthèse assumée entre la droite centriste et la gauche modérée (la social-démocratie) a fini par prendre l'allure d'une tendance néolibérale en rupture avec le credo républicain français classique

Dans son récent livre intitulé « l’esprit du macronism » la philosophe française Myriam Revault d'Allonnes, ancienne élève et collaboratrice de Paul Ricoeur auquel le président Macron a été lié à la fin de sa vie, se pose la question cruciale du rapport du philosophe à la politique, et la capacité réelle d'appliquer dans le concret les concepts et idées philosophiques.


Certes le discours politique de Macron est truffé de notions philosophiques inspirées largement de Ricoeur et de la tradition des lumières européennes ; ce qui incite à cerner l'impact réel de ces concepts dans la conduite politique du président, de plus en plus orientée vers une ligne néolibérale et une conception managériale de la société.


Regis Debray se plaisait lors de l’élection de Macron à considérer la victoire du jeune président banquier et haut fonctionnaire de la finance comme la viictoire des valeurs du « néoprotestantisme américain mondialisé ». Cette version du protestantisme est substantiellement différente de celle du réformisme libéral et moderne qui a marqué la pensée de Ricoeur, qui se donnait comme une anthropologie de l'homme capable et responsable. Pour Ricoeur, la grande jonction humaniste et libertaire de la modernité doit être préservée des aléas d'une mondialisation marchande et destructrice des subjectivités agissantes et des autonomies socio-culturelles.


Le jugement de Revault d'Allonnes est sans appel : Macron a dévoyé les concepts clés de la pensée des lumières (notamment les notions d'autonomie, de responsabilité et de capacité) dans un sens néolibéral qui les appauvrit et les dénature. Cette vision néolibérale réduit la société à une « start-up nation », le citoyen en agent rationnel et calculateur, et l'état en grande machine-entreprise vouée à la rentabilité et au profit.

Cette vision néolibérale réduit la société à une « start-up nation », le citoyen en agent rationnel et calculateur, et l'état en grande machine-entreprise vouée à la rentabilité et au profit.

Seyid ould Abah

Bien que le président Macron soit souvent considéré comme le chef de file de la famille libérale au sein de la communauté européenne gravement infiltrée par les tendances populistes illibérales, force est de constater que sa ligne de synthèse assumée entre la droite centriste et la gauche modérée (la social-démocratie) a fini par prendre l'allure d'une tendance néolibérale en rupture avec le credo républicain français classique.


La question qui se posait ici serait la suivante : est-ce que la philosophie politique qui a axé son champ d'intérêt dans les deux dernières décennies sur la question de la justice distributive est devenue inapte à accompagner les grands bouleversements que connait le monde actuellement ?


Le hiatus perceptible entre les idéaux humanistes et universalistes de la philosophie et le mouvement concret de l'histoire ne révèle -t- il pas une incapacité profonde de la pensée philosophique à remplir le rôle qui lui a été assigné par Hegel comme « saisie de l'événement par le concept » ?


L'attitude méfiante et critique de la philosophie comme « utopie abstraite et idéaliste » ne remonte pas à aujourd'hui, les hommes d'action ont de tous les temps soupçonné les philosophes d’être des « rêveurs subversifs et dangereux ». Cependant, on ne peut qu'admettre que ce sont les philosophes qui ont façonné notre vision moderne du politique comme espace de liberté, de délibération et de collaboration sociale. La double révolution technologique et industrielle est une consécration de la nouvelle conception expérimentale de la nature qui a été élaborée par la philosophie moderne. Le néolibéralisme même qui est en vogue aujourd'hui puise ses outils théoriques et normatifs dans le référentiel libertaire et utilitariste de la philosophie individualiste subjective de la modernité.


Il y a lieu de reconnaître toutefois que la rationalité politique est différente des autres genres de rationalité théorique ou épistémologique, par sa vocation pratique, son aspect décisionnel conjoncturel.


L'action politique nécessite cependant une fondation rationnelle, pour résoudre les problématiques inhérentes à la pluralité d'opinions et de choix, aux antagonismes sociaux, et à l'épineuse question de la justice distributive.


La rationalité politique n'est réductible à aucun système de gouvernance ou de gestion de l'espace public. Le débat récurrent sur la démocratie dans le contexte politique arabe occulte souvent cette demande rationnelle qui devra être prioritaire par rapport aux agendas constitutionnels ou procéduraux.


Le philosophe est rarement le porte- voix des causes idéologiques passionnées, il manque souvent de chaleur militante, son penchant critique l'éloigne fréquemment des positions dogmatiques largement partagées. Cependant son apport est nécessaire au bon fonctionnement de l'institution politique. 

 

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.