Sécurité géopolitique ou retour de la guerre ?

Un membre des Forces de défense territoriale ukrainiennes monte la garde à un point de contrôle à Kiev le 20 mars 2022, alors que les forces russes tentent d'encercler la capitale ukrainienne. FADEL SENNA / AFP
Un membre des Forces de défense territoriale ukrainiennes monte la garde à un point de contrôle à Kiev le 20 mars 2022, alors que les forces russes tentent d'encercler la capitale ukrainienne. FADEL SENNA / AFP
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Publié le Lundi 21 mars 2022

Sécurité géopolitique ou retour de la guerre ?

Sécurité géopolitique ou retour de la guerre ?
  • Est-ce que l'Europe avec l'actuelle guerre de l'Ukraine renoue avec le spectre de la guerre comme horizon historique déterminant?
  • Des essais à grand tirage ont diffusé dans l'opinion publique occidentale que la guerre comme mode de résolution des conflits est devenue obsolète

Dans une tribune publiée au grand hebdomadaire de Hambourg "Die Zeit" ( le 3 mars ), le politologue bulgare Ivan Krastev remarque à juste titre que l'ordre européen établi après la fin de la guerre froide est en train de basculer avec la récente guerre d'Ukraine. Cet ordre avait comme point d'ancrage la réunification pacifique de l'Allemagne, et, pour symbole de rupture, la tentative russe d'occuper par la force l'Ukraine pour la ramener dans le giron russe. Il s'agirait du retour de la guerre dans l'espace européen, suscité par l'action de la Russie comparable pour Krastev à l'Allemagne après la première guerre mondiale.

La Russie devenue "puissance révisionniste en colère" s'attelle aujourd'hui à mettre à terre l'ordre européen, de la même manière que l'Allemagne qui s'est sentie lésée par l'ordre européen instauré par la guerre de 1914- 1918. La grande leçon des derniers événements qui ont secoué le vieux continent serait le retour de la guerre dans l'espace européen.

Des essais à grand tirage ont diffusé dans l'opinion publique occidentale que la guerre comme mode de résolution des conflits est devenue obsolète. L'idéal de la paix perpétuelle qui a hanté les esprits philosophiques du dix-huitième siècle s'est enfin réalisé. La présomption de la pensée libérale classique stipulait en effet que les démocraties ouvertes ne faisaient pas la guerre, éventualité vaine et inimaginable dans une société régie par le droit et la communication libre . Les actions violentes entreprises par les puissances occidentales dans les trois dernières décennies avaient en commun la spécificité d'être menées hors de l'espace occidental, et ont été considérées comme des manœuvres de "maintien de la paix" ou d'institution de "la sécurité".

La terminologie belliqueuse a été esquivée au profit de la conception juridique de l'action policière. Le président russe Vladimir Poutine a usé du même code normatif dans son invasion de l'Ukraine en la réduisant à une "opération militaire spéciale".

La question qui se pose ici est la suivante : Est-ce que l'Europe avec l'actuelle guerre de l'Ukraine renoue avec le spectre de la guerre comme horizon historique déterminant ? Est- elle aujourd'hui en voie d'affronter les grands défis géopolitiques qui ont façonné son parcours historique tumultueux durant les deux derniers siècles ?

Le philosophe et juriste allemand Carl Schmitt avait prédit la fin de la conception politique de la guerre ( liée à la légitimité d'exception, seul véritable régime de la légalité à ses yeux), considérant néanmoins que cette fin ne signifie nullement la clôture du cycle de la violence dans les sociétés libérales modernes. Pour Schmitt, l'exclusion de la guerre de la grille normative de l'action politique, basée dorénavant sur les rapports du droit civil, favorise plutôt l'attisement de la violence remise à une sanction légale normale.

La sécurité, rehaussée depuis Hobbes au principe structurant de l'activité politique, devint ainsi la seule exigence possible de l'usage de la violence légitime monopolisée par l'état souverain. Krastev, dans son article déjà cité ici, souligne le fait que l'Europe est en train de passer, avec la récente guerre d'Ukraine, de l'ère du soft power – qui était la règle dans le vieux continent – à celle de "résilience" conçue comme capacité de résistance civile et morale face à l'agression armée.

L'une des grandes qualités des sociétés libérales, quoique vulnérables et molles, serait leur force d'attraction et leur vivacité qui les protègent de la violence extérieure. Cependant, Krastev redoute la cécité de ces sociétés face aux dangers qui les guettent, victimes de leurs succès politiques et économiques et de leur vie politique interne pacifiée. Ce que Krastev a omis dans ses remarques judicieuses est que l'intervention militaire russe, quoique animée par un évident souci impérial classique risquant de détruire le fragile ordre géopolitique européen, s'inscrit de même dans la logique de violence instituée ces dernières années par les puissances occidentales hors de l'espace européen. Cette logique, en puisant dans le registre normatif du droit humanitaire au- delà du régime de la légalité moderne, ouvre la voie au retour de la violence au cœur même de l'Europe.

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

TWITTER: @seyidbah

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français