La question turque ou les mystères d’Istanbul

Face au président turc, les Européens ont toujours été divisés. Adem ALTAN / AFP
Face au président turc, les Européens ont toujours été divisés. Adem ALTAN / AFP
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Publié le Vendredi 02 avril 2021

La question turque ou les mystères d’Istanbul

La question turque ou les mystères d’Istanbul
  • Face au président turc, les Européens ont toujours été divisés
  • Les concessions faites par les Turcs ont toutes les apparences de gestes symboliques qui n’apportent aux Européens aucune garantie durable

PARIS : De prime abord, on se demande bien pourquoi le Conseil européen du 26 mars dernier a accepté si facilement et pratiquement sans débat de jouer la carte de «l’apaisement» avec Erdogan, alors que tout le monde connaît la versatilité du président turc et son tempérament ombrageux.

Pourquoi donc tant d’indulgence de la part des Européens qui, en décembre dernier, avaient envisagé très sérieusement des sanctions contre les dirigeants turcs? Certes, les navires turcs de recherche des gisements de gaz et les bateaux de guerre qui les escortaient ont été rappelés et sont à quai dans les ports de la mer Egée. Certes encore, la Turquie et la Grèce ont repris des concertations à propos de la délimitation de leurs eaux territoriales respectives. Mais ces concessions et quelques autres faites par les Turcs ont toutes les apparences de gestes symboliques qui n’apportent aux Européens aucune garantie durable.

Que se passe-t-il donc? Plusieurs explications viennent à l’esprit, qui éclairent d’un jour nouveau la situation en Méditerranée orientale.

 

Face à Erdogan, les Européens ont toujours été divisés.

Hervé de Charette

Face à Erdogan, les Européens ont toujours été divisés. Les «Méditerranéens», en particulier la France, la Grèce, Chypre, mais aussi l’Espagne, et, à un moindre titre, l’Italie, considèrent qu’il ne faut pas faire preuve de faiblesse mais, au contraire, répliquer à la mesure des excès turcs. Les pays du nord de l’Europe et l’Allemagne préfèrent négocier au plus près de nos intérêts. Le président Macron voulait des sanctions et, au sommet européen de décembre, il en a obtenu le principe. Mais depuis lors, il a évolué vers des attitudes que, par euphémisme, on qualifiera de «pragmatiques».

Ainsi, dans un documentaire diffusé mardi 23 mars sur la TV française France 5, a-t-il déclaré: «Si vous dites du jour au lendemain: “nous ne pouvons plus travailler avec vous, plus de discussions”, ils ouvrent les portes et vous avez trois millions de réfugiés syriens qui arrivent en Europe.» Tout était donc prêt pour que l’UE se retrouve à 27 lors du récent sommet des 25/26 mars, sur une ligne conciliante, dès lors que le président turc avait fait les premiers pas, y compris en appelant au téléphone le président français auquel, rappelons-le, il avait conseillé quelques semaines auparavant «d’aller se faire soigner»!

Les Européens, répétons-le, attendent du gouvernement turc des progrès significatifs et durables sur six dossiers: le respect des eaux territoriales grecques et chypriotes, un arrangement dans les secteurs kurdes en Syrie et en Irak, le retrait des milices pro-turques de Libye, le règlement de la question des groupes djihadistes dans la région d’Idlib (Syrie), sans compter la question des réfugiés syriens en Turquie et les inacceptables prétentions des autorités d’Ankara sur les communautés turques en Europe. Cela fait beaucoup!

 

Mais la partie ne se joue pas seulement, ni même principalement, à Bruxelles. C’est à Washington que sont les plus gros enjeux.

Hervé de Charette

Mais la partie ne se joue pas seulement, ni même principalement, à Bruxelles. C’est à Washington que sont les plus gros enjeux. Volens nolens, le président Biden est obligé «de régler la question turque». Il en a besoin pour contrecarrer les ambitions iraniennes en Syrie et en Irak au moment où il négocie péniblement le retour des États-Unis dans l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Il en a encore plus besoin pour redynamiser l’Otan déclarée «en état de mort cérébrale» par Emmanuel Macron après l’achat par la Turquie des fameux missiles S400 russes.

Il faut donc qu’Erdogan revienne au bercail, qu’il renonce à ses manœuvres moscovites, qu’il abandonne les S400 et que la Turquie reprenne sa place de point avancé et de pilier de l’Occident aux portes de l’Orient, lequel n’a jamais été aussi menaçant qu’aujourd’hui. Pour les Américains, c’est un enjeu stratégique. Ils n’ont pas tort. Dans la géopolitique du moment où la Russie se rapproche de Pékin, où la Chine pousse ses pions partout et s’annonce comme rivale systémique de l’Amérique, la dissidence turque a un effet déstabilisateur global, non seulement au Moyen-Orient, mais pour l’ensemble du leadership mondial des États-Unis selon la vision qu’en a le nouveau président.

Voilà l’enjeu d’une enchère diplomatique majeure dont le prix sera sûrement très élevé. Erdogan sait tout cela. Il en a été prévenu avant même l’élection de Biden. Ce qu’il veut, c’est consolider durablement son pouvoir, aujourd’hui très fragilisé. Ce que l’Amérique veut, c’est qu’il rentre dans le rang et devienne son meilleur allié au Moyen-Orient. Ce que l’Europe veut, c’est le règlement «apaisé» des dossiers qui lui tiennent à cœur. Derrière le récent sommet européen des 27 en mode mineur, c’est une grande partie diplomatique qui est en train de se jouer.