Le cyborg, sportif du futur?

Les caractéristiques physiologiques de notre espèce limiteront de plus en plus les nouveaux records du monde (Photo, AFP).
Les caractéristiques physiologiques de notre espèce limiteront de plus en plus les nouveaux records du monde (Photo, AFP).
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Publié le Mardi 28 septembre 2021

Le cyborg, sportif du futur?

Le cyborg, sportif du futur?
  • Le héros sportif doit-il, pour continuer de plaire à des communautés toujours plus friandes de spectaculaire et de records, s’inspirer de Prométhée, qui incarne le progrès technique ?
  • Le sport nous aide à revisiter les promesses faites à notre intégrité physique et à notre humanité

Recherche de l’excellence et dépassement sont l’essence de la compétition; mais, si de nombreux experts du sport de haut niveau travaillent à repousser les limites de la performance sportive, beaucoup s’accordent à reconnaître que les caractéristiques physiologiques de notre espèce limiteront de plus en plus les nouveaux records du monde. Est-ce la fin de l’injonction «citius, altius, fortius» («plus vite, plus haut, plus fort»), ou les acteurs du sport et de la compétition vont-ils succomber aux sirènes des technologies transformatives? Le héros sportif doit-il, pour continuer de plaire à des communautés toujours plus friandes de spectaculaire et de records, s’inspirer de Prométhée, qui incarne le progrès technique? Mais comment oublier, alors, que ce Titan fut aussi la victime de sa démesure?

Depuis l’origine des temps, le sportif a géré attentivement son alimentation et sa préparation physique et mentale. Un équilibre low-tech (technologies conçues pour être utiles, durables et accessibles à tous, NDLR) du «mens sana in corpore sano » de Juvénal – «un esprit sain dans un corps sain». La professionnalisation du sport, son économie ainsi que ses portées politique et géopolitique ont ensuite soutenu l’amélioration technique du matériel relatif au geste sportif, celui de l’athlète comme celui de l’espace de compétition. Cela passa par des développements technologiques conséquents dans la chimie et la pharmacopée, l’informatique, la chirurgie, les biotechnologies, la génétique et les neurosciences.

Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle étape, celle du sportif augmenté, de type cyborg (de l'anglais cybernetic organism, «organisme cybernétique»), un être vivant qui bénéficie de greffes ainsi que de compléments mécaniques et électroniques. Cette perspective du cyborg sportif présente de nombreuses interrogations; toutes sont liées aux conséquences du découplage mens sana versus corpore sano.

Pour y répondre, le monde du sport peut s’inspirer du domaine militaire et faire le parallèle entre soldat et sportif augmenté. Comme l’ont montré le Dr Ysens de France dans la thèse qu’il a consacrée à Terminator et aux robots militaires terrestres, les travaux prospectifs de l’Agence d’innovation de la défense menés sous la conduite d’Emmanuel Chiva ou encore les romanciers Daniel Ethan (Demain est déjà hier) ou Daniel Suarez (Kill Decision), entre autres, les technologies cybernétiques sont duales: elles s’adressent simultanément aux mondes militaire et civil.

Il y a un siècle, Coubertin nous avertissait que «le sport sans la culture n’est qu’un exercice militaire». Cette mise en garde est d’autant plus pertinente aujourd’hui avec l’arrivée de la robotique, des exosquelettes, des environnements virtuels ou encore de la réalité augmentée, technologies toutes duales.

Les militaires furent les premiers à aborder les questions éthiques et juridiques de cette dualité technologique, et certaines de leurs réponses peuvent inspirer le monde du sport. Par exemple, comment accepter l’intégration technologique sans privilégier une «course aux armements» technologiques? Comment garder l’universalité de la compétition sportive ou la dramaturgie d’une compétition équitable? Comment s’assurer que la robotisation du geste sportif réinventé par la performance de l’ingénieur ne menace pas l’humanité de l’athlète et, par extension, la nôtre?

En complément de la sphère militaire, des éléments de réponse peuvent aussi venir des cultures russe et arabe, car ces dernières défendent le principe humaniste et questionnent l’omnipotence technologique et transhumaniste proposée par Big Tech et la Silicon Valley.

«Le transhumaniste témoigne paradoxalement d’un manque de foi en l'être humain et rejette les valeurs du sport»

Philippe Blanchard

Le précurseur de l'humanisme existentialiste, celui qui inspira Camus, Bataille et Sartre, fut le Russe Léon Chestov. Fort d’une philosophie spirituelle «existentielle», il considérait que l'homme ne possède pas une essence figée, mais qu’il se fait à chaque instant. C'est dans cette liberté que réside sa dignité, son humanité. Seul l'homme possède des valeurs et peut les poser. Les valeurs ne nous sont pas soumises de l'extérieur, mais c'est nous qui les fondons. Par extension, la technologie doit donc rester extérieure, en opposition avec la proposition transhumaniste de la modification physique et des implants internes.

Cette foi, russe, en l’homme est aussi une caractéristique de la culture arabe. Depuis le XIIe siècle et Ibn Rochd de Cordoue, dit Averroès (ابن رشد), nous savons qu’il n’y pas d’humanité sans passions humaines et que l’homme, création divine dans un corps physique, est accepté dans sa finitude.

Pour rester fidèle à l’éthique sportive, on doit donc rejeter le transhumanisme car c’est un dépassement de l'homme plus qu'un accomplissement de l'être humain. Inspiré de l’esprit de la conquête de l’Ouest américain, qui procède en réalité d’une foi de l'homme à créer une technologie qui le transcendera, le transhumaniste témoigne paradoxalement d’un manque de foi en l'être humain et rejette les valeurs du sport.

Au-delà du cyborg et du transhumanisme, c’est en fait une vision de société (religiosité technologique, impacts des technologies duales) qui se retrouve au cœur des nouvelles préoccupations politiques et géopolitiques, comme le montrent les travaux du professeur Anatoli Torkounov, recteur de Migmo et coprésident du Dialogue de Trianon, un forum franco-russe des sociétés civiles. Et les nouveaux enjeux de pédagogie vis-à-vis de nos communautés et de nos territoires sont nombreux: comment expliquer et clarifier ces questions éminemment complexes?

Certains pays proposent d’engager cette réflexion éthique au travers du prisme des sports du futur et du rôle de la technologie dans la performance sportive. Dmitry Chernyshenko, vice-président du gouvernement de la Fédération de Russie, a annoncé récemment que cette dernière hébergerait la 1re édition des Jeux Futurous, qui intégreront des robots, des exosquelettes et des technologies susceptibles de sublimer la performance sportive. En Arabie saoudite, Neom constitue un autre laboratoire d’expérimentation du sport.

Pour les dirigeants de ces pays, il est clair que le sport doit nous permettre de réfléchir aux usages de la technologie. Inspirés par Prométhée, «le prévoyant», ils privilégient l’humanisme, évitant ainsi démesure et hubris. Conscients aussi des leçons que l’on peut tirer de l’existence de son frère, Épiméthée, celui «qui réfléchit après coup», ils chargent la compétition sportive d’une valeur pédagogique: éduquer et montrer les opportunités ou les dérives apportées par la robotique, les drones, les mobilités autonomes et durables.

Ainsi, le sport nous aide à revisiter les promesses faites à notre intégrité physique et à notre humanité. En devenant le terrain d’expérimentation et de démonstration de la technologie, la compétition sportive devient un instrument majeur d’accompagnement des évolutions de nos communautés. C’est le principe et l’essence même de Futurous.

 

Philippe Blanchard a été directeur du Comité international olympique (CIO), puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les mégaévénements, par les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation et des sports du futur.

Twitter: @Blanchard100

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.