Jeux vidéo: «opium mental» à contrôler?

Si les joueurs gardent le même niveau d’usage, cela représente l’équivalent de 200 millions de journées de travail «perdues» ou non productives. (Photo, AFP)
Si les joueurs gardent le même niveau d’usage, cela représente l’équivalent de 200 millions de journées de travail «perdues» ou non productives. (Photo, AFP)
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Publié le Mardi 07 septembre 2021

Jeux vidéo: «opium mental» à contrôler?

Jeux vidéo: «opium mental» à contrôler?
  • Le jeu vidéo est aujourd’hui reconnu comme un outil du développement cognitif
  • Au cœur de la pandémie, l’OMS a incité les confinés à se retrouver dans les jeux en ligne. L’initiative «Jouez séparés, mais ensemble» encourageait le jeu multijoueur pour maintenir «la socialisation tout en garantissant la distanciation physique»

Le 30 août 2021, les jeux vidéo furent déclarés «opium mental» par l'agence gouvernementale chinoise Xinhua qui a annoncé l’interdiction faite aux mineurs de jouer plus de trois heures par semaine aux jeux en ligne ou en réseau. Il est intéressant de comprendre la mobilisation du gouvernement contre le jeu vidéo car elle s’inscrit dans une problématique globale. Pour Pékin, le développement numérique est un axe fort de stratégie internationale et de soft power: les Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (BATX) sont les pendants chinois des Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (GAFAM) américains. La référence à «l’opium» est donc signifiante: elle évoque le colonialisme occidental et rappelle le rôle du Parti. Car la guerre de l'opium constitue, pour le peuple chinois, la source historique où le gouvernement communiste puisa une bonne partie de sa légitimité. 

Alors que de plus en plus de gouvernements en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient étudient comment l’acculturation numérique (digital literacy) et les ingénieries ludiques (gamification) peuvent accélérer la transformation digitale de leurs communautés et soutenir leur souveraineté, la question se pose donc de savoir si la position chinoise fera tache d’huile.

Légitimement, le jeu vidéo est aujourd’hui reconnu comme un outil du développement cognitif. De nombreux chercheurs, comme les professeurs Daphnée Bavelier (UNIGE) ou Justine Cassel (Carnegie Melon), analysent depuis plus de vingt ans l’impact des jeux vidéo sur les compétences du cerveau humain: perception, attention, élaboration de scénarios ou encore psychomotricité et rapidité d’exécution. Qu’il s’agisse de jeux d’action (guerres, zombies), de stratégie ou de contrôle (SIMS, puzzle, Tetris), le jeu vidéo démontre des effets positifs sur les activités et capacités cognitives. Les études montrent même une hiérarchie des effets positifs: les participants jouant à des jeux d’action verraient leurs capacités cérébrales augmenter d’un tiers d’écart-type par rapport à ceux jouant aux jeux de contrôle. De nombreux gouvernements, comme l’Arabie saoudite avec Vision 2030 ou le Sénégal avec la stratégie numérique SN2025, travaillent à identifier comment transposer les enseignements du jeu vidéo afin de les intégrer, via la gamification, dans les curriculums d’apprentissage. 

En termes de développement social aussi, le jeu vidéo mérite ses lettres de noblesse. Dès 2012, Felwa, Tasnim et Najla, trois jeunes collégiennes saoudiennes, créèrent GirlsCon, un salon du jeux vidéo réservé aux femmes. La première édition recueillit près de 3 000 femmes, à une époque où les règles sociales étaient radicalement différentes. En 2020, au cœur de la pandémie, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a incité les confinés à se retrouver dans les jeux en ligne. L’initiative «Jouez séparés, mais ensemble» encourageait le jeu multijoueur pour maintenir «la socialisation tout en garantissant la distanciation physique». Une pseudo-rédemption car la même OMS considère que 2 à 3% des 2,7 milliards de joueurs dans le monde souffrent «d’addiction aux jeux vidéo» et les «troubles liés à la pratique du jeu vidéo» (gaming disorder) sont inscrits depuis 2019 à la classification internationale des maladies CIM-11. 
 

Légitimement, le jeu vidéo est aujourd’hui reconnu comme un outil du développement cognitif

Philippe Blanchard

Le monde du jeu vidéo a changé. La qualité des plus grands succès (Grand Theft Auto, Call of Duty…) fut le résultat d’une stratégie éditoriale et d’investissements considérables (50 millions de dollars de développement, 200 millions de dollars en marketing [1 dollar = 0,85 euro]), mais une nouvelle génération de jeux vidéo semble nettement moins bénéfique pour les activités cérébrales. Beaucoup moins chers à développer, au développement viral, ces nouveaux jeux sont symptomatiques de l’économie de l’attention:
- disponibles en permanence car accessibles sur tous les appareils, dont le téléphone mobile (Anytime, Anywhere, Any Device/ATAWAD) ; 
-Gratuits dans leur version de base (c’est à dire rémunérés par la publicité et la vente de données); 
- une extrême facilité de compréhension des règles (par exemple identifier un alignement de trois bonbons de même couleur – jeu Candy Crush);
- une interface utilisateur très colorée voire puérile;
- des budgets marketing considérables pour le référencement et l’animation de la communauté des joueurs;
- une progression facile et des récompenses aléatoires. Le sentiment de valorisation/récompense déclenche alors la production de dopamine neurochimique et active les circuits neuronaux addictifs.

Pour les gouvernements, l’enjeu est de soutenir la création de valeur, parfois par la croissance de sa population (Cf. la nouvelle politique nataliste de Pékin, en faveur de trois enfants). Mais comme en moyenne les nouveaux usagers joueraient 4,2 heures par jour sur leur mobile (source: App Annie), certains dirigeants commencent à s’inquiéter de ce passe-temps contreproductif. La Corée du Sud, pays en décroissance démographique, interdit dorénavant aux enfants de jouer entre minuit et 6h du matin.

Après avoir grossi de 500 millions d’utilisateurs au cours des trois dernières années, le marché des jeux vidéo compte aujourd’hui 2,7 milliards de joueurs. D’ici fin 2023, il devrait en gagner 400 millions supplémentaires, principalement sur téléphones mobiles. Si les joueurs gardent le même niveau d’usage, cela représente l’équivalent de 200 millions de journées de travail «perdues» ou non productives. On comprend alors la propension à encadrer l’usage addictif de ces nouveaux jeux. La position des gouvernements chinois ou coréen s’inscrit probablement dans l’agenda plus large de leurs relations avec les entreprises de technologie, mais ils ne seront pas les seuls pays à imposer des restrictions aux joueurs. Veillons toutefois à ne pas accuser les jeux vidéo de tous les maux, car ce serait se priver aussi de leurs réelles valeurs ajoutées. Sénèque, près de 2 000 ans avant Candy Crush ou Angry Birds, nous enseignait déjà que «toute vertu est fondée sur la mesure». 

 

Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les mégaévénements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation et des sports et e-sports du futur.