Des Jeux sans spectateurs… vers une société sans contact?

​​​​​​​En contradiction formelle avec la promesse du slogan officiel, United by emotion («unis par l’émotion»), la ministre des Jeux, Mme Tamayo Marukawa, a été contrainte d’annoncer la tenue des Jeux à huis clos.
​​​​​​​En contradiction formelle avec la promesse du slogan officiel, United by emotion («unis par l’émotion»), la ministre des Jeux, Mme Tamayo Marukawa, a été contrainte d’annoncer la tenue des Jeux à huis clos.
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Publié le Mardi 13 juillet 2021

Des Jeux sans spectateurs… vers une société sans contact?

Des Jeux sans spectateurs… vers une société sans contact?
  • Le comité d’organisation des Jeux olympiques de Tokyo doit renoncer à sa promesse de célébrer une humanité commune qui reconnaît nos différences et nos cultures
  • Nous savons que nous ne pouvons laisser les contraintes sanitaires réduire nos vies à une simple intermédiation télévisuelle ou sur téléphone

Quelle descente aux enfers pour le gouvernement japonais, pour le président du CIO (Comité international olympique, NDLR) et pour tous ces athlètes, fans, sponsors, radiodiffuseurs, membres malheureux de la famille olympique… Une expérience dantesque d’autant plus douloureuse qu’elle fut longue (près de huit ans depuis l’élection de Tokyo comme ville hôte, le 7 septembre 2013, contre Istanbul et Madrid), frappée par l’épidémie de Covid-19, rythmée par des instants de rémission et d’espoirs auxquels ont succédé des moments de rechute et des pensées funestes. Derrière l’actualité de ces Jeux tant attendus, l’olympisme est frappé de plein fouet par une crise de société qui pourrait le contraindre à perdre son âme.

La préparation d’un megaévénement est un exercice très particulier. Les organisateurs de Dubai Expo, de la Coupe du monde de football de 2018 en Russie et leurs successeurs du Qatar, entre autres, peuvent en témoigner. Ils doivent satisfaire de nombreuses parties prenantes (stakeholders) aux intérêts parfois divergents, travailler sous la pression du temps – ce que l’on appelle la «conception à temps objectif» (Design-to-time) – et font face à des contraintes budgétaires – c’est la «conception à coûts objectifs» (Design-to-cost). Ces contraintes d’organisation subliment le spectacle qui en découle.

N’en déplaise aux économistes, la valeur symbolique dépasse la réalité matérielle des coûts, des émissions de CO2, des contraintes de construction ou de circulation. Organiser ce niveau de compétitions sportives, c’est aussi créer un nouvel espace historique, littéralement, c’est à dire réconcilier espace et temps. C’était d’ailleurs l’essence des Jeux olympiques «anciens» que d’inscrire la performance humaine dans un endroit signifiant, porteur de sens: le stade d’Olympie. Pour Pierre de Coubertin et ses Jeux modernes, il s’agit d’être le digne héritier du passé et de s’engager dans la continuité.

Pour le Japon, les Jeux de Tokyo 2020 répondaient à ceux de Tokyo 1964 et consacraient le retour du Japon sur la scène internationale vingt ans après la Seconde Guerre mondiale. Avec le report d’un an, Tokyo 2021 devait répondre à la victoire de nos sociétés sur les pandémies. Comme le disait le Dr Thomas Bach, le président du Comité international olympique, le 29 avril 2020:«Les Grecs de l'Antiquité, à qui nous devons les Jeux olympiques, savaient déjà que chaque crise s'accompagne d'une opportunité. Saisissons cette opportunité dans un esprit d'unité et de créativité pour sortir de cette crise encore plus forts qu'auparavant. Le monde de l'après-coronavirus aura besoin du sport et nous sommes prêts à contribuer à le façonner avec nos valeurs olympiques.»

Valeurs olympiques. Unis par l’émotion. Sous la contrainte, le comité d’organisation des Jeux olympiques de Tokyo doit renoncer à sa promesse de célébrer une humanité commune qui reconnaît nos différences et nos cultures. Quelle dignité pour ce pays, tout en subtilités et en élégance, qui accepte de devoir renier son engagement initial. Quels déchirements pour les athlètes olympiques et paralympiques, les parents qui les ont soutenus, les entraîneurs et les personnels techniques. À vaincre sans péril, on triompherait sans gloire? Ils vaincront avec courage, mais la reconnaissance du public et la gloire ne seront pas là.

En lisant la presse, on se désole de voir que l’on parle principalement des éléments financiers. Dans leurs premières estimations, les organisateurs tablaient sur 1 milliard de dollars de recettes de billetterie et ils en auraient sécurisé 880 millions (1 dollar = 0,84 euro, NDLR). Il faudra les rembourser. L’absence de spectateurs va avoir un impact sur la gestion des transports, de l’hébergement, sur les niveaux de sécurité ou encore sur le travail des volontaires. Les journalistes et les médias souffriront eux aussi de l’absence de toute ferveur populaire. On entendra plus les opposants que les supporters…

«Nous voulions vraiment des stades pleins pour que toutes les communautés puissent s’impliquer dans l’accueil des athlètes», a expliqué Seiko Hashimoto, la présidente du comité d’organisation. «Nous avions également la volonté de proposer une expression complète du pouvoir du sport. Mais, aujourd’hui, dans la situation sanitaire actuelle, nous n’avons pas d’autre choix que d’organiser les Jeux de manière limitée.»

Mais le sujet ne doit pas être qu’économique. Les gouvernements ont montré leur capacité à mobiliser des fonds pour des situations de crise. En supprimant les spectateurs, les Jeux ne sont plus ludiques. Ils sont réduits à une pure prestation technique celles des athlètes et para-athlètes et celles des organisateurs. No fan, no fun.

Coubertin disait que «le sport sans la culture n’est qu’un exercice militaire»; les Jeux sans les spectateurs ne seront qu’un exercice logistique. Nous ne savons pas encore quelles seront les réactions des téléspectateurs devant les prouesses que les équipes de télédiffusion réaliseront. Peut-être aurons-nous de belles surprises. Mais nous savons que nous ne pouvons laisser les contraintes sanitaires réduire nos vies à une simple intermédiation télévisuelle ou sur téléphone. Les responsabilités d’Expo Dubai, de la Coupe du monde de 2022 au Qatar ou des prochains Jeux de Pékin 2022 et de Paris 2024 sont énormes. Ce sont ces événements qui vont nous permettre de revenir dans les stades, dans les arènes et les espaces de communion. Il en va de notre capacité à vibrer, célébrer et rêver.

 

Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique puis il a été en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les mégaévénements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation et des sports et esports du futur.