Tokyo: les Jeux paralympiques au secours des Jeux olympiques?

«Toute performance est un dépassement de soi, une victoire sur l'impuissance qui nous échoit» (Photo, AFP)
«Toute performance est un dépassement de soi, une victoire sur l'impuissance qui nous échoit» (Photo, AFP)
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Publié le Mardi 15 juin 2021

Tokyo: les Jeux paralympiques au secours des Jeux olympiques?

Tokyo: les Jeux paralympiques au secours des Jeux olympiques?
  • Pour les Jeux de Tokyo, la couverture télévisuelle de NBC sera de 1 000 heures pour les Jeux paralympiques, qui seront retransmis pour la première fois en live
  • L’utilité sociale du sport dans la construction de l’appartenance à une même société est indispensable pour lutter contre l’exclusion et l’affaiblissement des processus d’intégration

Alors que l'organisation des Jeux olympiques de Tokyo et la survie de certaines fédérations internationales défraient régulièrement la chronique, il est important de noter qu’un nouveau destin des Jeux paralympiques est probablement en train d’éclore au Japon. L’organisation de ces derniers bénéficiait jusque-là d’une faible couverture médiatique et, par conséquent, faisait l’objet de peu d’intérêt de la part des sponsors; mais la roue tourne, et les Jeux paralympiques devraient voler au secours du mouvement sportif.

Pour les Jeux de Tokyo, la couverture télévisuelle de NBC, le principal diffuseur et ayant droit, sera de 1 000 heures pour les Jeux paralympiques, qui seront retransmis pour la première fois en live. Un changement qui s’explique par la désaffection croissante des Jeux olympiques dans l’imaginaires des jeunes générations. NBC sait que, pour les milléniaux et la génération Z, la montée de l’esport permet d’endosser un corps fictionnel, idéalisé, renforcé de fonctions technologiques. 

Comme l’analysait François Bellanger, «avec l’esport, tout corps peut devenir corps athlétique». En faisant apparemment abstraction des contraintes du corps physique, le jeu vidéo questionne profondément la représentation idéale du corps d’athlète telle qu’elle est sublimée dans le film Olympia de Leni Riefenstahl. En convoquant la prothèse mécanique dans l’arène sportive, la reconnaissance de la technique pourra changer la vie de près d’un milliard de personnes.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le monde compte plus d’un milliard de personnes «dont l’intégrité, physique ou mentale, est diminuée». Cette définition du handicap masque de nombreuses nuances: on doit contextualiser et mesurer l’interaction entre un individu et son environnement. Alors, la perception sociale du handicap se construit également d’un point de vue subjectif, personnel et culturellement déterminé.

Or, «le sport n’est plus seulement le sport, il est un fait social total qui doit être plus que jamais facteur de lien social». L’utilité sociale du sport dans la construction de l’appartenance à une même société est indispensable pour lutter contre l’exclusion et l’affaiblissement des processus d’intégration. Parce que le sport rappelle la présence du sujet handicapé dans le corps social, les compétitions sportives de personnes dites «handicapées» prennent une importance sociale et politique.

La relation entre le sport et le handicap est paradoxale, car animée des notions antagonistes de capacité/incapacité, maladie/santé, intégration/exclusion, idéalisation/compassion. Oscar Pistorius fut probablement le héros qui fixa le mieux les projecteurs sur l’athlète handicapé et le débarrassa des notions de compassion et de pitié. Six fois médaillé d'or aux Jeux paralympiques, télégénique, il exigea de pouvoir participer aux Jeux olympiques, devenant le porte-parole et le défenseur des athlètes capables de transcender tout handicap. 

Une étude allemande conclut que le Sud-Africain amputé des deux jambes bénéficiait grâce à ses lames d'un avantage certain et la Fédération internationale d’athlétisme de l’époque – l’International Association of Athletics Federations (IAAF) – lui interdit dans un premier temps l'accès à ses compétitions pour valides. Finalement, le Tribunal arbitral du sport l’autorisa à se présenter aux qualifications pour les Mondiaux et les Jeux olympiques. Mais le monde du handicap perdit son icône sportive, non pas dans l’arène sportive – il ne brilla pas aux Jeux olympiques de Londres –, mais à cause du meurtre de sa compagne.

Attendons-nous néanmoins à voir de nouveaux héros lui succéder. En effet, la science prothétique a considérablement évolué et on assiste à une réelle révolution des prothèses et des méthodes d'appareillage. Plus légères, plus résistantes, mieux adaptées, les prothèses connaissent une modernisation qui s’accompagne de leur «naturalisation»: la différence fonctionnelle et esthétique s’estompe entre membre organique et prothèse. Futurous [les Jeux de l’innovation et des sports et esports du futur, NDLR] identifie deux tendances complémentaires: l’inclusion dans un cadre ordinaire et l’excellence dans un cadre extraordinaire.

Sous la direction du Dr Roland Sigrist, le Cybathlon de l’université de Zurich met en compétitions des «pilotes» confrontés à des situations de la vie quotidienne: ouvrir et franchir une porte à partir d’un fauteuil roulant, manipuler des objets avec un bras prothétique, se déplacer en exosquelette… La compétition met ici en avant des solutions technologiques permettant de recouvrer des fonctions «normales».

Dans une perspective plus prométhéenne, d’autres organisations visent des compétitions dans lesquelles la technologie assiste l’athlète – même invalide – afin qu’il dépasse les niveaux de performance des meilleures athlètes valides. Par exemple, l’entrepreneur russe Andrei Davidiuk et de nombreux spécialistes en Europe, en Asie et en Amérique du Nord développent des technologies d’assistance («assistive technologies») en vue de préparer des compétitions de cyborgs, des compétiteurs soutenus par des potentialités technologiques nouvelles. Le but est ici de transcender radicalement la pratique sportive «ordinaire».

Ne mésestimons pas l’importance croissante de ces compétitions. À Tokyo, nous parions que les 4 500 compétiteurs paralympiques compléteront leurs 10 500 homologues olympiques pour ressusciter la passion et la ferveur terrassées par la prophylaxie anti-Covid. Toute performance est un dépassement de soi, une victoire sur l'impuissance qui nous échoit. Sous toutes ses formes, le sport nous engage à nous assurer que cette course au dépassement ne se fasse pas au détriment de notre humanité. Citius, Altius, Fortius [«Plus vite, plus haut, plus fort», la devise olympique, NDLR], mais n’oublions pas que, «si nous avons appris à voler dans les airs comme les oiseaux, à nager dans les océans comme des poissons, nous n’avons pas appris à̀ marcher sur la terre comme des frères et sœurs» (révérend Martin Luther King). Les Jeux paralympiques nous y aideront.


Philippe Blanchard a été directeur du Comité international olympique, puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les méga-événements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’innovation et des sports et esports du futur.

Twitter: @Blanchard100

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.