Hermassi et la question démocratique au Maghreb

L’ex-ministre tunisien des Affaires étrangères Abdelbaki Hermassi (à droite), en 2005 (Photo, AFP).
L’ex-ministre tunisien des Affaires étrangères Abdelbaki Hermassi (à droite), en 2005 (Photo, AFP).
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Publié le Lundi 29 novembre 2021

Hermassi et la question démocratique au Maghreb

Hermassi et la question démocratique au Maghreb
  • Pour Hermassi, les avancées démocratiques dans les États maghrébins reflétaient une conjoncture de désarroi social et l'échec des pouvoirs centraux à assumer leur rôle intégrateur et protecteur
  • Les crises économiques successives ont imposé à l'État un processus contraire de privatisation des services publics et de désengagement progressif de ses prérogatives souveraines

Abdelbaki Hermassi, sociologue tunisien, ancien ministre de la Culture et des Affaires étrangères, qui vient de nous quitter, a développé au tournant des années 1990 une théorie propre sur le changement démocratique dans les pays du Maghreb.

Pour Hermassi, les avancées démocratiques perceptibles dans les États maghrébins (Tunisie et Algérie notamment) ne répondaient pas à cette période à une véritable demande citoyenne libérale, mais reflétaient plutôt une conjoncture de désarroi social et l'échec des pouvoirs centraux à assumer le rôle intégrateur et protecteur qui était le leur auparavant.


En excellent lecteur de Max Weber, Hermassi s'est attaché à évaluer les standards de légitimité politique dans les pays maghrébins, soulignant le passage entamé depuis les années 1970 du répertoire sémantique de la libération nationale à celui du développement économique et social global entendu comme dynamique d'étatisation généralisée.


Le but des programmes et politiques de développement était de créer une société intégrée de citoyens égaux, unis par un lien fort d'adhésion à la collectivité publique et une conscience civique forte. L'État central était donc l'acteur approprié pour imposer l'entreprise d'intégration sociale, d'unification des consciences et de formalisation institutionnelle.


Cette dynamique s'est estompée, emportée par les crises socio-économiques aiguës qui ont ébranlé les politiques de développement étatiques, et imposé à l'État un processus contraire de privatisation des services publics et de désengagement progressif de ses prérogatives souveraines.


Ce fut la période des politiques d'«ajustements structurels», selon la terminologie des institutions financières mondiales, avec leur coût social exorbitant et leur impact décisif sur la mainmise réelle des régimes politiques sur la société.


La Tunisie, après la chute du père de l'indépendance, Habib Bourguiba, a connu une courte période d'euphorie libérale, en faveur de la fameuse «déclaration du 7 novembre 1987» qui a été le baptême du feu pour le régime de Ben Ali.


L'Algérie est passée par une période similaire après la révolte sociale de l'automne 1988, qui a sonné le glas du régime révolutionnaire socialiste qui présidait à la destinée du pays depuis son indépendance.


Hermassi nous invitait à l'époque à cerner ces changements politiques hors du cadre conceptuel de la légitimité d'autonomie rationnelle énoncé par Max Weber et l'école de pensée libérale.
S'il pointait du doigt l'érosion du projet d'étatisation centrale qui a animé les premières expériences politiques maghrébines et reconnaissait les défaillances institutionnelles et bureaucratiques dont souffrent les entités nationales, il croyait cependant fort qu'une réelle dynamique démocratique nécessite un socle culturel libéral solide et un seuil approprié de développement économique et social, en plus d'une conjoncture internationale adéquate.


Pour Hermassi, le processus de démocratisation des pays maghrébins devrait passer par une période transitoire d'échafaudage institutionnel, qui prendrait la forme d'une alliance tacite entre un gouvernement patriotique fort et des élites libérales, dans le sens du concept de «bloc historique» élaboré par le philosophe italien Antonio Gramsci.

L’expression «bloc historique» a pour valeur heuristique de formuler la jonction nécessaire entre des classes et positions sociales disparates (et même parfois antinomiques) pour préparer et orienter une grande dynamique de changement dans une conjoncture critique.


L'enjeu ici n'est pas l'ouverture démocratique dans un environnement de pluralisme chaotique et fragile, mais plutôt de construire une structure hégémonique qui conduirait à un virage libéral apaisé et sûr.


Hermassi, qui a rallié le régime de Ben Ali depuis 1996 comme ministre bien engagé, considérait qu'il mettait à exécution (avec d'autres figures de proue de la vie intellectuelle et universitaire) ce projet d'alliance hégémonique, phase préparatoire à la démocratie libérale stable. L'expérience sud-africaine post-apartheid la confortait dans sa théorie de transition hégémonique, et les événements dramatiques d'Algérie après les élections de 1991 lui paraissaient édifiantes quant aux dangers d'improvisation démocratique.


À la veille de la chute de Ben Ali, j'ai revu Hermassi qui m'a paru inquiet sur l'avenir politique de son pays. S'il continuait à croire aux vertus de «la transition hégémonique éclairée», la Tunisie lui paraissait mûre pour un changement libéral maîtrisé et progressif.


À défaut d'un tel virage, la Tunisie recourait, selon Hermassi, au spectre du changement violent et radical qui ne pourrait déboucher sur une véritable alternative démocratique stable. Le reste de l'histoire est connu.
 

 

Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie, et chroniqueur pour plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.