Mondialisation et pandémie : le nouveau débat sur la modernité

La cartographie et statistiques du nombre de cas confirmés de Covid-19 aux États-Unis, le 6 mars 2020, à l'Université Johns Hopkins (Photo, AFP)
La cartographie et statistiques du nombre de cas confirmés de Covid-19 aux États-Unis, le 6 mars 2020, à l'Université Johns Hopkins (Photo, AFP)
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Publié le Mardi 29 septembre 2020

Mondialisation et pandémie : le nouveau débat sur la modernité

Mondialisation et pandémie : le nouveau débat sur la modernité
  • Il nous paraît absurde de limiter les choix futurs de l'humanité entre la stratégie suicidaire de repli identitaire et souverainiste et une nouvelle utopie communiste fallacieuse et stérile
  • Nous sommes loin de la thématique de la « mondialisation heureuse » des années 1990, quand l'utopie du « village global » enchantait les esprits assoiffés d'un « grand soir » radieux d’une humanité unie et prospère.

Depuis que le monde entier est entré dans le cyclone de la Covid-19, une question est sur toutes les lèvres : avec cette pandémie extravagante, assistons-nous à un regain du souverainisme et à la fin d’une mondialisation unificatrice et qui tend vers l’homogénéisation ou au contraire à une accélération inéluctable du processus de globalisation rendu effectif par les aléas et rebondissements d'une crise mondiale profonde, qui dépasse largement le cadre sanitaire ?

Le philosophe slovène Slavoj Zizek, dans son dernier ouvrage Dans la tempête virale, paru récemment, a mis en évidence l'importance du concept de « contagion » dans la formation du nouveau monde issu de l'actuelle pandémie.

Deux alternatives opposées s'offrent au monde aujourd'hui : soit une biopolitique de la sécurité et du repli identitaire pour se prémunir des dangers globaux, soit une politique de solidarité et d'entraide qu'il nomme « un communisme de désastre », en tant qu’antidote au « capitalisme du désastre » dont parlait l’essayiste Naomi Klein.

Dans les deux cas, nous sommes loin de la thématique de la « mondialisation heureuse » qui a marqué les années 1990, quand l'utopie du « village global » enchantait les esprits assoiffés d'un « grand soir » radieux d’une humanité unie et prospère.

Cette utopie est un lieu commun de la pensée moderniste, dans sa conception universaliste et historiciste d'une rationalité finaliste évoluant dans le temps et qui a pour but ultime la pleine émancipation de l'homme et sa maîtrise absolue de la nature.

C'est ainsi que quand le politologue américain Francis Fukuyama a utilisé le concept hégélien de « fin de l'histoire » au début de l'ère de la « mondialisation », il était en effet prisonnier de cette utopie généreuse dans sa version libérale controversée rendue célèbre par l'interprétation engagée et intéressée de la philosophie hégélienne de l’histoire d’Alexandre Kojève.

Le double visage du libéralisme

Le libéralisme, qui est à la fois une vision du monde, une conception de la représentation politique et un système de gouvernance, a été souvent l’objet d'une controverse herméneutique profonde : on l’a soit réduit à sa fonction régulatrice juridico-économique, soit on a considéré qu’il s'inscrit dans une large dynamique historique, dans une perspective holiste.

De cette dualité, deux conceptions différentes de la temporalité historique entrent en conflit : une conception pessimiste de l'évolution de l'humanité qui pointe les dangers liés aux mutations technologiques, qui tout en libérant l'homme des contraintes naturelles l'enchaînent à de nouveaux foyers de servitude, et une vision optimiste qui magnifie la dynamique du changement en soi incarnant le mouvement de l'esprit dans l'histoire.


C'est en ce sens qu'on peut parler de deux types de libéralisme : un libéralisme des passions et d'intérêts qui se déploie dans une rationalité régulatrice et qui a pour cadre l’entité nationale souveraine, et un libéralisme de raison à vocation humaniste et universaliste qui ne pourrait s'enfermer dans les identités et frontières locales.

L'idéologie mondialiste était une consécration notoire du second versant du libéralisme (enchanté et utopique), favorisé par la nouvelle révolution technologique permise par l’essor des réseaux de communication et l'intelligence artificielle qui ont mis à mal la notion même de souveraineté.

Cependant les grandes discussions éthiques sur les dangers de l'eugénisme génétique liés à la nouvelle « révolution transhumaniste », l'émergence du terrorisme globalisé, ainsi que les crises financières qui ont secoué l'économie mondiale depuis 2008 ont conduit au lent déclin de cette dynamique universaliste cosmopolite, avec notamment la montée des mouvements populistes dans les démocraties occidentales.

La pandémie actuelle, bien qu’étant un événement à retentissement mondial n’a pas fait significativement avancer ce débat crucial, bien qu’elle ait frappé les esprits et déclenché des prises de position des penseurs et des intellectuels pour envisager les nouveaux enjeux de la civilisation planétaire. Il nous paraît absurde de limiter les choix futurs de l'humanité entre la stratégie suicidaire de repli identitaire et souverainiste et une nouvelle utopie communiste fallacieuse et stérile (telle qu’énoncée par Zizek).

La crise sanitaire mondiale a démontré d'une façon limpide la pertinence et la persistance du débat sur la modernité et son double visage de mouvement de régulation et de dynamique historique orientée vers l’universel.  

 

Seyid Ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.