Le satiriste politique irakien qui fait de son rire une arme

Al-Bachir est devenu la voix des manifestants face à la brutalité des forces de sécurité et des milices pro-iraniennes (Photo, AFP).
Al-Bachir est devenu la voix des manifestants face à la brutalité des forces de sécurité et des milices pro-iraniennes (Photo, AFP).
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Publié le Mardi 11 janvier 2022

Le satiriste politique irakien qui fait de son rire une arme

Le satiriste politique irakien qui fait de son rire une arme
  • Avant 2003, les citoyens irakiens ne pouvaient pas choisir leurs sources d’information
  • Quel que soit notre point de vue sur la satire politique d'Al-Bachir, c'est un héros et il doit être encouragé, célébré et soutenu

Avant 2003, les citoyens irakiens ne pouvaient pas choisir leurs sources d’information, les programmes de radio ni les chaînes de télévision qu’ils souhaitaient suivre. Sous Saddam Hussein, ils étaient limités à ce que le régime choisissait pour eux, puisque le gouvernement était le seul propriétaire de l’ensemble des médias. Comme c'est le cas sous n’importe quel régime totalitaire, on leur disait ce qu’il fallait lire, regarder et penser.
La suppression des libertés fondamentales par Saddam Hussein allait jusqu’à sanctionner quiconque possédait une antenne de télévision par satellite et osait se demander de quelle manière le monde libre pensait, échanger des informations ou apprécier des programmes de divertissement.
Après le renversement de son régime, cependant, des dizaines de médias privés ont été fondés et les Irakiens ont enfin pu regarder tout ce qu'ils voulaient sans subir de lourdes conséquences. Cela a ouvert la porte à une nouvelle génération de journalistes.
Depuis, de nombreux talk-shows ont évoqué la situation politique, sécuritaire et économique du pays en partant du point de vue du propriétaire de la station et du parti politique auquel elle appartient. Cependant, dans ce pays, le fait de critiquer certains partis politiques ou de dénoncer l'étendue de la corruption est devenu tellement risqué que les journalistes sont confrontés à une décision difficile lorsqu'il s'agit de protéger non seulement leur emploi, mais également leur vie.
La plupart de ces émissions n'ont pas réussi à attirer les adolescents irakiens ni les étudiants en raison de leur incapacité à répondre aux préoccupations et aux intérêts communs. Puis, en 2014, un jeune journaliste irakien, Ahmed al-Bachir, a eu l'idée d’exercer son esprit critique en recourant à l’humour noir. S’adressant à une jeune génération dont il partage les intérêts, il utilise son langage.
Alors que l'émission d'Al-Bachir passait d'une chaîne de télévision à une autre – et que le journaliste était confronté à de nombreuses menaces de mort –, elle a rencontré une large audience: des millions de jeunes Irakiens, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, attendaient que quelqu'un exprime leurs préoccupations sans que son propos soit détourné par les partis politiques à des fins électorales.

Al-Bachir est devenu la voix des manifestants face à la brutalité des forces de sécurité et des milices pro-iraniennes.
Dalia al-Aqidi

Progressivement, l'émission a pris de l'ampleur. Elle a atteint son pic d'audience en octobre 2019, lorsque des milliers de jeunes Irakiens sont descendus dans les rues de Bagdad et de plusieurs provinces du Sud afin d’exprimer leur colère face au taux de chômage élevé, aux services publics déficients, à la corruption généralisée et, surtout, à l'ingérence étrangère dans les affaires du pays.
Al-Bachir était connu pour franchir toutes les lignes rouges et pour briser les tabous politiques, culturels et religieux. Il est devenu la voix des manifestants face à la brutalité des forces de sécurité et des milices pro-iraniennes. Plus de six cents jeunes militants ont été tués, des centaines d’autres kidnappés et torturés et plus de trente mille Irakiens innocents blessés. Le travail d'Al-Bachir est devenu plus important pour les personnes sans voix et sans défense qui ne souhaitaient qu'un avenir radieux pour eux-mêmes et leurs enfants, ainsi qu’une «patrie».
Le comédien était devenu le guide virtuel et la source d’inspiration des manifestants. Il contribuait à leur remonter le moral et les informait des dernières mesures de répression.
Entre-temps, les autorités et les médias pro-iraniens ont intensifié leurs attaques, accusant Al-Bachir et les jeunes manifestants d'être payés par les États-Unis, les décrivant comme des «fils de l'ambassade américaine».
Fort heureusement, Al-Bachir ne vit pas en Irak – où son émission n’est pas diffusée –, ce qui empêche les milices et les politiciens corrompus de le faire taire. Cependant, dans ce pays, de nombreux journalistes ont été kidnappés ou tués pour avoir fait leur travail.
Selon l’Association de défense de la liberté de la presse en Irak, 233 violations contre des journalistes ont été enregistrées en 2021, malgré les promesses faites par le Premier ministre, Moustafa al-Kazimi, de protéger les médias et le droit à la liberté d'expression. Il s'agit notamment de tentatives d'assassinat, d'enlèvements, de menaces de mort, de poursuites, d'arrestations, de détentions et d'intimidations physiques.
Les journalistes irakiens demandent depuis longtemps pourquoi la communauté internationale et les défenseurs des médias ignorent leurs sacrifices et leurs luttes, alors qu’ils saluent le travail des journalistes occidentaux.
Quel que soit notre point de vue sur la satire politique d'Al-Bachir, c'est un héros et il doit être encouragé, célébré et soutenu. Il a choisi de combattre l'oppression, la tyrannie et le terrorisme par des blagues et des rires teintés d'amertume et de tristesse. L'Irak a besoin de davantage d’Ahmed al-Bachir et de moins d'acteurs politiques corrompus, sectaires et criminels.

Dalia al-Aqidi est chercheuse principale au Center for Security Policy (Centre de politique de sécurité).
Twitter: @DaliaAlAqidi
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.