Renversement du scénario sécuritaire en Europe

La guerre entre la Russie et l'Ukraine a changé plusieurs paramètres en Europe. Le plus important d’entre eux concerne le dispositif de sécurité du continent, qui pourrait mener à un retour à l'époque de la guerre froide. Vu la terrible expérience que nous vivons actuellement en Ukraine, un nouvel équilibre va probablement émerger en Europe de l'Est.
Harold Mackinder, théoricien britannique en géopolitique, disait que quiconque dirige l'Europe de l'Est commande le cœur du pays, c'est-à-dire l'actuelle Fédération de Russie. Sa théorie est, aujourd'hui encore, mise à l'épreuve. Il est vrai que de nombreux paramètres géopolitiques ont changé depuis 1904, date à laquelle il a publié son article «The Geographical Pivot of History» («Le pivot géographique de l'histoire»), mais la géographie continue d'être considérée comme le destin des relations internationales. La domination de l'Europe de l'Est constitue toujours un sujet de discorde entre la Russie d'une part et les États-Unis, l'Otan et l'Union européenne (UE) d'autre part.
La sérénité qui a régné après le démantèlement de l'Union soviétique a été brève et elle s'est aussitôt transformée en une méfiance mutuelle croissante.
Le plus probable est que la Russie insiste pour empêcher l'Ukraine d'adhérer à l'Otan. Il se peut qu'il y ait également d'âpres négociations pour empêcher l'Ukraine de faire partie de l'UE. Dans quelle mesure peut-on interdire à un pays souverain de devenir membre d'une organisation internationale ou d'un rassemblement politique? La question est certes valable, mais elle demeure sans réponse facile. L'Ukraine pourrait ainsi devenir un État doté d’une souveraineté restreinte. À plus long terme, le statut de l'Ukraine dépendrait du résultat des négociations entre la Russie et l'UE.
Les États-Unis, au nom de l'Otan, ont évité toute forme de confrontation militaire directe avec la Russie. Ils se sont également abstenus de déclarer une zone d'exclusion aérienne au-dessus de l'espace aérien ukrainien, alors qu'ils l'avaient fait sans difficulté en Irak pour protéger les Kurdes contre les attaques de Saddam Hussein. Washington craignait sans doute qu'une telle tentative ne débouche sur une confrontation nucléaire. Par ailleurs, il est possible que les États-Unis profitent de cette crise pour affaiblir la Russie dans une guerre prolongée, aux dépens de la sécurité de l'Ukraine. Ils ont d'ailleurs approuvé l'envoi d'avions de combat polonais en Ukraine, sans tenir compte des risques que cela implique.
La nouvelle structure de sécurité en Europe sera probablement débattue lors des forums de l'Otan. L'Allemagne a déjà pris une mesure audacieuse en augmentant son budget militaire à 2% de sa production économique – une mesure encouragée par les États-Unis et rejetée par les gouvernements allemands successifs depuis des décennies.
Les États-Unis ont alloué 13,6 milliards de dollars (1 euro = 0,90 euro) à l'Ukraine dans le budget de cette année. D'autres grandes économies européennes pourraient en faire autant plus tard, mais la destruction de l'infrastructure physique de l'Ukraine ira bien au-delà de ces chiffres.
Après les défaites successives subies par les États-Unis sur plusieurs fronts, comme au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, les membres européens de l'Otan pourraient engager un débat autour du mérite du leadership américain; et l'émergence de la Chine dans l'équilibre du pouvoir international pourrait compliquer davantage ce débat.
Le rôle croissant des mercenaires dans la guerre moderne représente une autre composante importante de la confrontation militaire. On a toujours eu recours aux mercenaires, depuis l'Antiquité, mais il semble que, ces derniers temps, le gros du travail leur ait été confié. En effet, les États-Unis ont massivement déployé les mercenaires de Blackwater en Irak. Quant aux mercenaires russes de Wagner, ils ont aidé Khalifa Haftar en Libye et sont à présent impliqués en Ukraine. La Turquie a suivi la tendance en créant son propre corps de mercenaires, appelé «International Defense Consultancy Company» (la société internationale Sadat pour le conseil en défense).
La semaine dernière, un journal turc a rapporté qu’on avait trouvé sur le corps d'un soldat tué en Ukraine – probablement un mercenaire – un message qui portait en anglais, en français et en arabe l’inscription: «S'il vous plaît, aidez-nous et contactez-nous.» Il y avait un numéro de téléphone avec un code international syrien et une adresse électronique. J'ai appelé le numéro qui, selon le répondeur, était hors service.

L'Allemagne, qui a entraîné l'Europe dans deux guerres mondiales, pourrait à présent devenir un acteur important dans la défense de l'Europe.
Yasar Yakis

Les Ukrainiens font de leur mieux pour défendre leur pays, mais il semble qu'une grande partie de la guerre sera menée par toutes sortes de mercenaires étrangers. Les autorités ukrainiennes ont fait appel à des mercenaires du monde entier, ce qui est tout à fait normal pour un pays qui se trouve entre le marteau et l'enclume. Cependant, quand la crise sera terminée, la présence de mercenaires en Ukraine pourrait engendrer des conséquences insurmontables.
Il n'est pas réaliste d'espérer que le président Vladimir Poutine conduise la société russe vers une démocratie plus libérale. Par conséquent, les relations Est-Ouest seront probablement façonnées en fonction de l'évolution de la Russie post-Poutine vers une société plus libérale ou vers les impulsions impérialistes profondément ancrées dans la tradition de l'État russe.
Lorsque j'étais au collège de défense de l'Otan, il y a plus d'un demi-siècle, l'un des conférenciers nous répétait toujours que cette organisation avait été créée pour protéger l'Europe «en maintenant les États-Unis à l'intérieur, la Russie à l'extérieur et l'Allemagne à terre». L'Allemagne, qui a entraîné l'Europe dans deux guerres mondiales, pourrait à présent devenir un acteur important dans la défense de l'Europe.

Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie et membre fondateur du parti AKP, au pouvoir.
Twitter: @yakis_yasar
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com