Germaine Tillion, de la résistance et de la déportation au Panthéon, en passant par les Aurès

Germaine Tillion dans les Aurès (Algérie). «Une ethnologue au Panthéon» (CNRS, Le Journal)
Germaine Tillion dans les Aurès (Algérie). «Une ethnologue au Panthéon» (CNRS, Le Journal)
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Publié le Jeudi 02 juin 2022

Germaine Tillion, de la résistance et de la déportation au Panthéon, en passant par les Aurès

Germaine Tillion, de la résistance et de la déportation au Panthéon, en passant par les Aurès
  • En France, de Germaine Tillion, et depuis son entrée au Panthéon, le grand public ne connaît que ses engagements dans la Résistance et sa déportation. Déportation d’où ne revint pas sa mère…
  • De ses missions dans les Aurès, mais aussi en Kabylie, dans l’Ouarsenis, dans le Hoggar et au Mzab, elle tira une leçon magistrale, car forgée dans l’humanisme et l’écoute de l’autre

Germaine Tillion. Un nom qui me fut très tôt familier. Il m’accompagna un temps dans mes études. C’était durant mes années passées à l’université Jussieu Paris 7, en ethnologie (i). De son ouvrage Le Harem et les cousins, devenu un classique en sciences humaines, Benjamin Stora dira: «Il reste un livre majeur et dérangeant, à la fois par les méthodes employées et l’ampleur des problèmes et hypothèses posés.»

«L’asservissement dégrade celui qui en bénéficie»
En ce temps-là, sur l’Algérie, il y avait deux noms qui se côtoyaient mais ne se croisaient pas: Germaine Tillon et Pierre Bourdieu, chacun dans son domaine. En France, de Germaine Tillion, et depuis son entrée au Panthéon (27 mai 2015), le grand public ne connaît que ses engagements dans la Résistance et sa déportation. Déportation d’où ne revint pas sa mère…
Cependant, on ne peut pas dire qu’il y eut deux ou trois Germaine Tillion: la résistante, la déportée, l’ethnologue, ce fut la même femme qui se rendit dans les Aurès, en Algérie, partagea le quotidien des femmes chaouias, respira le même air, échangeant avec les hommes de la tribu, enrichissant son parler berbère – langue qu’elle commença à étudier à l’Inalco, à Paris,
Dans Le Harem et les Cousins, voici ce qu’on peut lire: «L’ethnologie, pas seulement science humaine, mais humanisme, tient au niveau de l’interconnexion des peuples, une place analogue à celle que joue le dialogue au niveau des individus. Dans le dialogue comme dans l’ethnologie on est deux».  

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De ses missions dans les Aurès, mais aussi en Kabylie, dans l’Ouarsenis, dans le Hoggar et au Mzab, elle tira une leçon magistrale, car forgée dans l’humanisme et l’écoute de l’autre. Cette leçon, elle la résume d’une phrase: «L’asservissement ne dégrade pas seulement l’être qui en est victime, mais celui qui en bénéficie».
De cela, je fus conscient, ayant toujours gardé cette idée formulée par Germaine Tillion (mais aussi par Robert Jaulin) que, dans une aliénation, celui qui aliène est lui-même aliéné. C’est ce qui fait qu’en Algérie, quand on parle de la «question des femmes», on parle sans le savoir du «problème des hommes».
Sur l’asservissement, l’homme est, lui aussi, asservi et doublement: par le système et par son propre rapport à la femme. Ce qui fait l’originalité du travail de Germaine Tillion, c’est d’avoir commencé par remonter à l’asservissement qui était ou qui fut à l’œuvre même dans les sociétés occidentales.

Un esprit de subversion
Ce que Germaine apprit auprès des femmes et des hommes des Aurès, l’anthropologue Tassadit Yacine le résume lorsqu’elle dit: «que le monde berbère, s’il est sans écriture, il n’est pas pour autant sans histoire, comme dirait Sarkozy».
Même le répertoire des chants traditionnels, tels que ceux interprétés avec un brio rare par Houria Aïchi, témoigne du tempérament de ces femmes… je ne dirai pas libres mais dignes et subversives… D’un esprit de subversion qui, sans l’air d’y toucher (de toucher à l’honneur des hommes) a de quoi tenir la dragée haute à l’espèce mâle, laquelle espèce, souvent, s’en tire avec les apparences, voilà tout… Et de cet esprit de subversion, Germaine Tillion en montra suffisamment dans sa propre vie pour ne pas le déceler chez les femmes des Aurès…
Il faut rappeler qu’elle connut son terrain d’études, à partir de 1934, poussée par Marcel Mauss, avant de rejoindre la résistance en 1940, dans le groupe «du Musée de l’Homme», et d’être déportée, en 1943, après avoir été dénoncée par un homme d’église, qui monnayait ses trahisons auprès des Allemands… Dans cet enfer, elle trouvait la force mentale de prendre des notes, sur la structuration des différents «services» gérant le camp. Et même d’écrire une opérette pour ses camarades, car l’humour même noir l’aidait à supporter l’insupportable. L’humour, même retourné contre elle-même, elle le conservera dans ses approches de la vie et des peuples qu’elle fréquentait non comme des objets d’études mais comme des contributeurs à la connaissance de soi-même, par la connaissance de l’autre.

Entre un déroulé des faits établis par une femme d’action et les critiques réactionnelles de gens bien «lotis», on voit ce qui distingue l’engagement de terrain de la posture intellectuelle.

Salah Guemriche

«Conjurer l’abomination»
Au lendemain de son entrée au Panthéon, voici ce qu’écrivait l’auteur et cinéaste Saad Khiari, dans un hommage posthume publié par le quotidien El-Watan, et en s’adressant à la grande Dame au présent: «Cent ans de vie spartiate à partager le quotidien d’hommes et de femmes simples, tout à votre bonheur de recevoir dites-vous, de ces Touaregs et de ces tribus Chaouias, des leçons de courage de sobriété et d’amitié. Et c’est à peine si vous consentez, quand on vous le demande avec insistance, à évoquer vos séjours dans les camps de concentration qui n’auront en rien entamé votre optimisme et votre foi en l’homme. Vous pousserez même les limites du courage jusqu’à recourir à l’humour pour mieux conjurer l’abomination» (ii).
«Conjurer l’abomination», c’est ce que Germaine Tillion tentait de faire. Comme lorsqu’elle accepta de rencontrer, en pleine Bataille d’Alger le «leader» de la Bataille d’Alger, Yacef Saadi et son garde du corps, Ali La Pointe, dont elle obtint qu’ils suspendissent leurs attentats à la bombe contre des civils et en échange elle promit de tout faire pour appeler à la suspension des exécutions capitales de militants de l’indépendance. Ce qu’elle obtint mais pas pour longtemps…
Et c’est ce qui lui sera reproché par ceux, parmi les intellectuels d’une certaine gauche française, qui virent dans ses contacts de la complaisance avec les «poseurs de bombes». D’autres, encore de nos jours, mais côté algérien, s’appliquent à flétrir son parcours d’ethnologue et sa connaissance de la société indigène dont se seraient servi les stratèges du pouvoir colonial… Aux premiers, elle répliquera dans Le Monde par une lettre où elle rappelle les faits incriminés, lettre qui, aujourd’hui, pourrait bien interpeller les seconds:
«Ces faits, les voici: me trouvant en Algérie, en juin et juillet 1957, avec une commission internationale, j'avais visité, matin et soir, pendant un mois environ, l'ensemble des prisons. Or, depuis longtemps, je conservais de nombreux amis dans les différentes régions de ce pays: ces amis, je les ai revus captifs, et j'ai su par eux, à n'en pouvoir douter, ce qui se passait réellement (à cette date j'étais déjà un peu mieux informée que la plupart des Français sur l'ensemble de la situation, mais pas au point d'imaginer ce que j'ai appris au cours de cette enquête). Dans la dernière semaine de mon séjour, une amie algérienne vint me trouver, bouleversée, pour me demander d'aller à une entrevue “avec des gens qui se cachaient”. À cause de ce que je venais d'apprendre je pris la décision d'aller à cette entrevue. C'est ainsi que le 4 juillet 1957, à la suite d'un inconnu, je me rendis dans une maison arabe de la Casbah d'Alger, où je fus reçue par le chef F.L.N. de la zone autonome (Saadi Yacef) accompagné de son garde du corps (surnommé “Ali la Pointe”): il était un peu plus de 2 heures de l'après-midi. L'entretien fut long; je l'ai beaucoup abrégé dans ma déposition, mais sans changer un mot des phrases que je cite. Rien de prémédité ni de calculé dans aucune de mes paroles; je crois aussi à la spontanéité de mon interlocuteur.» (iii)

Entre un déroulé des faits établis par une femme d’action et les critiques réactionnelles de gens bien «lotis», on voit ce qui distingue l’engagement de terrain de la posture intellectuelle.

(i)Département créé et dirigé alors par Robert Jaulin(1928-1996), ethnologue engagé, à qui l’on doit le concept d’«ethnocide»(Aux Amériques). 

(ii)Germaine Tillion:le courage et le sens de l’honneur(El-Watan, 24 mai 2015).

(iii)Le Monde, 11 mars 19

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.