Les raisons pour lesquelles Vladimir Poutine propose de créer une plate-forme gazière en Turquie

L'Allemagne construit actuellement une installation de gaz naturel liquéfié (GNL) sur la côte de la mer du Nord, dans le but de trouver un substitut au gaz importé de Russie (Photo, AFP).
L'Allemagne construit actuellement une installation de gaz naturel liquéfié (GNL) sur la côte de la mer du Nord, dans le but de trouver un substitut au gaz importé de Russie (Photo, AFP).
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Publié le Mercredi 26 octobre 2022

Les raisons pour lesquelles Vladimir Poutine propose de créer une plate-forme gazière en Turquie

Les raisons pour lesquelles Vladimir Poutine propose de créer une plate-forme gazière en Turquie
  • La réduction de l'approvisionnement en gaz n'est pas un exercice facile pour l'Union européenne, car il faut trouver d'autres sources d'énergie
  • La guerre en Ukraine a bouleversé nombre de paradigmes dans les relations internationales; la proposition de la Russie vise sans doute à s'imposer davantage sur le marché gazier de la Turquie

Le président russe, Vladimir Poutine, a fait une proposition au président turc, Recep Tayyip Erdogan: créer une plate-forme de gaz naturel en Thrace qui constitue la partie européenne de la Turquie. Comme on pouvait s'y attendre, cette proposition a fait les gros titres des médias turcs, sans que son contenu ne soit pour autant dévoilé dans le détail. L'objectif de ce projet pourrait consister à répondre uniquement aux besoins en gaz de la Turquie.

Il existe actuellement quatre gazoducs qui approvisionnent le système national de distribution de gaz de la Turquie. Le premier se nomme «Blue Stream»: il transporte 16 milliards de mètres cubes de gaz par an depuis la Russie jusqu'au port de Samsun, sur la mer Noire. Le deuxième n'est autre que le gazoduc irano-turc, dont la capacité s'élève à 10 milliards de mètres cubes par an. Il alimente en gaz les villes d'Erzurum et d'Ankara, ainsi que les provinces orientales de l'Anatolie qui se situent sur son parcours.

Le troisième est le gazoduc transanatolien, qui achemine le gaz naturel d'Azerbaïdjan vers Brindisi, en Italie. Il traverse tout le territoire continental de l'Anatolie, de son extrémité orientale à son extrémité occidentale. Sa capacité de 16 milliards de mètres cubes de gaz par an sera portée à 23 milliards l'année prochaine. En 2026, la capacité du gazoduc sera portée à 31 milliards de mètres cubes par an. Cette capacité passera à 60 milliards de mètres cubes par an si le Turkménistan construit un pipeline supplémentaire pour traverser la mer Caspienne.

Le diamètre du gazoduc transanatolien nous renseigne sur la distribution du gaz dans l'ouest de la Turquie. Ce diamètre atteint 142 centimètres depuis son point de départ en Azerbaïdjan jusqu'à la ville d'Eskisehir, dans l'ouest de l'Anatolie. Au-delà de ce point, il diminue à 121 centimètres, ce qui signifie que son débit est réduit et distribué au réseau local. Le diamètre diminue de nouveau pour passer à 91 centimètres après avoir franchi la mer de Marmara; là, il est distribué sur la région de Thrace. Ces données laissent entendre que la partie occidentale de l'Anatolie et la Thrace consomment le gaz provenant d'Azerbaïdjan et non de Russie.

Il est encore trop tôt pour déterminer dans quelle mesure la décision d'augmenter progressivement la capacité du gazoduc affectera la proposition de M. Poutine. Dans la mesure où l'Union européenne (UE) ne prévoit pas de réduire sa dépendance à l'égard du gaz de l'Azerbaïdjan, le gaz russe pourrait subir la concurrence du gaz azerbaïdjanais, ce qui risque de déplaire à la Russie. Si le gaz du Turkménistan traverse la mer Caspienne sans que Moscou n'érige de nouveaux obstacles sur son chemin, les pays européens pourront combler la pénurie d’énergie en recourant au gaz du Turkménistan.

La réduction de l'approvisionnement en gaz n'est pas un exercice facile pour l'Union européenne, car il faut trouver d'autres sources d'énergie.

Yasar Yakis

Quant au quatrième gazoduc, il part de la Russie et dessert directement la Thrace; il représente la principale source d'approvisionnement en gaz. À l'origine, ce projet devait regrouper quatre gazoducs, acheminant chacun 15,5 milliards de mètres cubes de gaz de la Russie vers la Bulgarie et, de là, vers l'UE. Toutefois, la Bulgarie n'a pas réussi à résoudre les problèmes inhérents à la législation de l’UE. Celle-ci exige en effet que le transport et la distribution du gaz naturel soient confiés à des entreprises distinctes.

La manière dont la Bulgarie a traité cette affaire a agacé Vladimir Poutine. Il a donc décidé de changer le point de chargement du gazoduc; au lieu des côtes bulgares, ce dernier desservira désormais la Turquie. Vladimir Poutine est allé jusqu'à donner le nom de «TurkStream» à ce gazoduc. Deux des quatre pipelines ont ainsi été supprimés du projet, la Bulgarie ne faisant plus partie des pays bénéficiaires. Parmi les deux pipelines restants, l'un est destiné à alimenter la Turquie et le second, la Grèce. À la lumière de la volonté de l'UE de limiter sa dépendance à l'égard du gaz russe, nous découvrirons le sort qui sera réservé au gazoduc qui sert actuellement à acheminer le gaz vers la Grèce.

La perspective de la création d'une plate-forme de gaz naturel en Turquie est un aspect de la question, mais elle ne peut être dissociée des projets de l'UE visant à réduire sa dépendance à l'égard du gaz russe. Le premier pays à prendre une mesure concrète dans ce domaine est l'Allemagne. Elle a en effet suspendu la certification du gazoduc Nord Stream 2. Cette question cruciale ne fait pas l'unanimité au sein de l'UE. Celle-ci aura du mal à réduire son approvisionnement en gaz, dans la mesure où elle devra trouver d'autres sources d'énergie. La Russie a conclu une série de contrats de fourniture de gaz avec de nombreux pays européens et certains de ces contrats comportent des clauses de type «take or pay» (littéralement, «prendre ou payer», mécanisme qui permet de sécuriser les investissements des producteurs de gaz et exploitants de gazoducs en vue de la construction d’infrastructures de production et de transport).

Par ailleurs, les contrats conclus entre la Russie et certains pays de l'UE (15 milliards de mètres cubes) arrivent à échéance à la fin de l'année. Leur renouvellement dépendra de la décision de chaque pays. Si l'on envisage la situation sur une perspective à plus long terme, l'ensemble des contrats signés avec la Russie s'élève à 40 milliards de mètres cubes par an; ces contrats engagent à la fois la Russie et les pays de l'UE jusqu'en 2030. La réduction progressive de l'approvisionnement de l'Europe en gaz naturel provenant de la Russie ne pourra donc se faire que dans huit ans.

La guerre en Ukraine a bouleversé nombre de paradigmes dans les relations internationales. La proposition de la Russie vise sans doute à s'imposer davantage sur le marché gazier de la Turquie.

 

Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie, et membre fondateur du parti AK au pouvoir.

Twitter: @yakis_yasar

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com