SARMADĀ, SYRIE : La foule déambule émerveillée entre les allées saturées de lumières, étourdie par l'abondance des marchandises qui s'offrent à elle au cœur de l'ancien fief rebelle du nord-ouest de la Syrie.
Situé à 40 km à l'est d'Alep, mais coupée du reste du pays jusqu'à la chute du clan du président Bachar al-Assad, le 8 décembre, la village d'Al-Dana, proche de Sarmada dans la province d'Idleb, s'est transformé en un immense centre commercial grâce à sa proximité avec la frontière turque.
On y paie en livres turques ou en dollars (plus rarement), et toutes les grandes enseignes du puissant voisin, de l'alimentation aux vêtements, en passant par l'électroménager et l'ameublement, trônent dans la rue principale et les étages des quatre centres commerciaux aux vitrines clinquantes.
« Je n'avais jamais vu autant de choses ! » s'enthousiasme vendredi Aïcha Darkalt, mère de famille de 54 ans, accourue d'Alep avec sa famille.
« Les enfants ne savent plus où donner de la tête... On n'imaginait pas qu'il y avait tout ça, si près, on ne sortait plus d'Alep. »
Lumières flashy, tonnelles de fleurs roses en tissu, escalators et guirlandes clignotantes : tout séduit dans les galeries marchandes d'Al-Dana, après treize ans de privation et alors qu'Alep reste plongée dans la pénombre avec moins de trois heures de courant par jour.
Alors que la deuxième ville de Syrie s'enfonçait dans la guerre et la pauvreté, et que le reste du pays était mis en coupe réglée par la voracité du système Assad, fait de taxes, de prébendes et de petites rapines, la région de Sarmada prospérait.
- Fièvre acheteuse -
Contrairement à Idleb, la « capitale » rebelle pilonnée par les bombes russes jusqu'au début décembre, la région de Sarmada a été relativement épargnée en raison de sa proximité avec la frontière turque.
En 2021, le centre Carnegie pour le Moyen-Orient rappelait que cet essor s'est enclenché au début de la guerre, en 2011, après la rupture entre Damas et Ankara, quand Bachar el-Assad a suspendu les importations en provenance de Turquie.
Les hommes d'affaires locaux, rompus aux procédures transfrontalières, tirent alors profit de l'afflux des déplacés et la modeste localité de 15 000 habitants devient soudain une cité commerçante florissante à laquelle les islamistes de Hayat Tahrir al-Sham (HTS, aujourd'hui au pouvoir) se gardent de s'attaquer.
Cependant, le reste du pays restait inaccessible. Depuis la fin des « événements », les chalands affluent principalement d'Alep, mais aussi de Homs, de Hama et même de Damas.
« Les gens sont surpris, ils pensaient que l'on vivait dans un endroit dangereux, truffé de criminels, et ils arrivent ici : il y a de l'électricité et tout ce dont ils ont besoin », relève Maher al-Ahmad, 42 ans, gérant d'un magasin d'électroménager et de moquettes, alors que le flot des clients et des curieux défile au-dehors, saisi par une fièvre acheteuse digne des grands magasins occidentaux avant les fêtes de fin d'année.
« On trouve tout ici. »
« Les gens qui arrivent d'Alep ont l'air misérable, ils sont fatigués, on voit à leur visage qu'ils vivaient dans une prison », constate Imad Fares, 40 ans, installé à Al-Dana depuis trois ans, après avoir abandonné son village dévasté, Marrat al-Numan. « Ils sont choqués de voir comment on vit ici. »
C'est le début d'un retour à une certaine normalité, « la vie d'avant » que viennent chercher ici les clients. « On trouve tout, mais surtout, on est sûr de rentrer sans problème, sans se faire voler par les gens d'Assad », insiste Ahmad, 42 ans, qui casse deux écrans plats et des jouets dans le coffre de son break hors d'âge.
Les berlines ou 4x4 rutilants immatriculés dans la province d'Idleb, qui ont fait leur apparition cette semaine dans les rues d'Alep, accentuent encore le contraste.
L'importation des voitures en provenance de Turquie étant interdite, les Syriens ont souvent poussé les leurs jusqu'aux limites extrêmes.
« Ma voiture date de 2013 et elle était encore considérée comme neuve : on m'en donnait 50 000 dollars la semaine dernière, mais aujourd'hui qu'on peut en acheter une neuve à Sarmada, elle ne vaudrait pas plus de 8 000 », confie un médecin alaoui qui voit ses amis se précipiter pour faire leurs courses chez les anciens rebelles, où les prix sont jusqu'à trois fois moins chers qu'en ville.
« On n'avait pas compris que les malheureux, c'était nous ! », rit-il.