MASCATE: Dans son atelier de Mascate, l'artiste visuelle Debjani Bhardwaj passe de nombreuses heures à découper délicatement des motifs complexes dans des feuilles de papier, avec un couteau Xacto, pour créer des œuvres d'art éthérées. Déchirant, pliant, collant, sculptant, tranchant et perçant (Bhardwaj aime l’aspect physique d‘utiliser ses mains), elle transforme le papier, l'argile et le plâtre en livres tunnels, en icônes d'échecs en céramique et en jouets cinétiques.
Très tôt, dit-elle, elle a découvert que les supports organiques et fragiles tels que le papier et l'argile, ou la lumière et les ombres, ont une vie et un esprit qui leur sont propres. « Le papier est omniprésent et frugal, tout comme l'argile. J'aime créer des choses magiques à partir de choses ordinaires et banales, c'est pourquoi j'ai choisi ces moyens d’expression », explique-t-elle.
Inspirée par le royaume des rêves et par les rêves dans les rêves, l'œuvre de Debjani est un mélange éclectique mêlant fiction et réalité. « Par mon art, je tente de brouiller les frontières entre la réalité et l'illusion, la raison et la déraison, les histoires enregistrées et inventées. Je préfère faire les choses à la main parfois imparfaitement – mais je m'intéresse à l'empreinte personnelle laissée par un individu sur une œuvre d'art. »

Née et élevée en Inde, Debjani vit depuis treize ans aux Émirats arabes unis et à Oman. Au cœur de son art se trouve la narration visuelle, avec une forte influence du Moyen-Orient. « La narration est un élément traditionnel important de mon pays d'origine, l’Inde, et de mon pays de résidence, Oman. C'est pourquoi l'impulsion narrative continue à être ma muse motivante », affirme-t-elle. Son art est centré sur des anecdotes personnelles, des bribes d'histoires, la réinterprétation de contes de la mythologie hindoue, de la péninsule Arabique et des contes de fées occidentaux.
L'une des expositions les plus célèbres de Debjani – « Telling Tales », qui s’est tenue à Tashkeel, à Dubaï, en 2018, et à la Stal Gallery, à Mascate, en 2019 – a présenté des contes traditionnels des Émirats arabes unis et d'Oman à travers des dessins complexes, des livres tunnels et des jouets cinétiques. Grâce à l'interaction de la lumière et des ombres, Debjani a conçu une série d'expositions de papier et d'animations dessinées à la main pour capturer des contes populaires bien connus du Moyen-Orient, notamment le conte émirati de Salama – un djinn – et de ses filles. Celles-ci résidaient au fond du détroit d'Ormuz et étaient tristement célèbres pour avoir créé des tourbillons géants lors du passage des navires.
Tout aussi séduisante est son œuvre figurative inspirée du conte bahreïnien de Hemrat Al-Ghailah, mi-homme, mi-âne, dévoreur de petits enfants enfuis de leur maison pour jouer dans la chaleur torride du soleil de l'après-midi.

D'Oman, Debjani a choisi l'histoire poignante et tragique de Selmah, la chevrière qui a combattu un léopard pour sauver ses chèvres. Le récit populaire suggère que les gouffres d'Oman ont été formés par une pluie d'étoiles descendant sur terre pour l'embrasser pour son courage. Debjani a créé un livre tunnel miniature à six couches avec de délicats motifs en noir et blanc, mettant en scène une Selmah morte qui embrasse le léopard.
« La tradition de la narration orale est ancrée dans la culture des Émirats arabes unis et d'Oman, explique Debjani. Ces histoires sont des « histoires de l'intérieur » racontées par les gens eux-mêmes, les gens qui ont habité cette terre. Elles nous parlent encore aujourd'hui et nous donnent des leçons de vie. Je pense qu'elles sont des véhicules importants pour la transmission des coutumes sociales et des connaissances populaires », suggère-t-elle.

Les récits de Debjani contiennent des contradictions et de multiples réalités. Elle décrit le découpage du papier essentiellement comme le fait de dessiner au couteau. Son art peut être un processus long et ardu. La création d'un livre tunnel à plusieurs couches peut prendre de dix jours à un mois selon son volume et son design. « La composition de l'œuvre est essentielle, car je ne peux rien changer une fois que j'ai commencé à découper, dit-elle. Ensuite, je dessine les panneaux sur du papier épais et sans acide, et je les découpe à la main avec un couteau Xacto. Si le papier est trop épais, j'ai besoin d'un laser pour le découper. »
Debjani collabore actuellement avec l'artiste marocaine Ichraq Bouzidi afin de créer une installation d’un grand livre tunnel pour la Sikka Art Fair de Dubaï, prévue pour la fin de l'année 2020.
C'est un peu différent de son passé d'analyste financier, mais elle affirme que son passage dans le monde des affaires l'a en fait aidée en tant qu'artiste.
« La vie d’entreprise m'a donné un sens de la régularité, du rythme et de la discipline que je suis encore aujourd'hui. Je commence à travailler dans mon studio à domicile à 9 heures du matin tous les jours », avoue-t-elle.
Debjani travaille jusqu'à tard dans la soirée, jonglant avec les trajets scolaires, l'art et la cuisine. « Je suis comme la tortue dans les Fables d'Ésope, raconte-t-elle avec humour. Lentement mais sûrement, elle s'éloigne, travaille sur plusieurs projets, et trouve un équilibre entre son rôle de mère et celui d‘artiste. »
Ce texte est la traduction d’un article paru sur ArabNews.com